Une rencontre avec Boudjedra n'est point une sinécure, tant le romancier possède un sens raffiné de l'invective. Mais contrairement à certains parvenus, il rest un homme sur qui la célébrité n'a point déteint. Rédigé le 16-12-2004, lors d'une rencontre débat avec l'auteur de "La Répudiation" et de "l'Escargot entêté", le papier garde une réelle fraicheur et une cruelle actualité...passible encore de nos jours d'un tribunal de lèse-majesté...
Rachid Boudjedra:
" j'écris pour les gens qui titubent"
Face à un public dense, dont un groupe du département
de français venu en car spécialement depuis Tiaret, Rachid Boudjedra
fera une lecture appliquée de son parcours.
Depuis sa tendre enfance - et le traumatisme symbolique qui continue
de le poursuivre - en passant par ses premières années de prof
de philosophie jusqu’à l’émergence de l’écrivain francophone,
qui passera naturellement à l’arabe pour parler à ma mère,
concédera-t-il avec beaucoup d’émotion. Revenant sans cesse sur
les motivations profondes qui sous-tendent son œuvre, il mettra l’accent sur
le choc provoqué chez le jeune enfant par la polygamie du père
qui prendra pas moins de quatre épouses dont il aura 36 enfants. C’est
l’humiliation faite à sa mère qui, de par son statut peu enviable
de première épouse, devait subir toutes les humiliations, qui
marquera à jamais le jeune Rachid. D’où la violence de La Répudiation qui le
fera entrer de plain-pied dans la littérature non conventionnelle. Subversive,
selon les termes inquisitoires des partisans d’une littérature arabe
aseptisée. D’où seront bannies la violence, l’amour, l’érotisme,
la misère, l’homosexualité et tout ce qui choque la société
bien pensante, bourgeoise et terriblement hypocrite. Réfutant toutes
ces critiques, il dira sa nette préférence pour les pauvres et
les marginaux, qui hantent l’ensemble de son œuvre. C’est ainsi que l’on apprendra
que, derrière les personnages qu’il met en situation dans ses romans,
se cache toujours une histoire humaine. Il étonnera beaucoup les nombreux
étudiants venus l’écouter, en s’attardant sur ses rencontres avec
ses héros. "Ce sont, dira-t-il, des Algériens comme
vous et moi, à la seule différence qu’eux vivent une grande détresse,
à la lisière de la société. Des gens qui titubent."
A
l’image du héros de Timmimoun, qui s’avère être un
ami du romancier. "C’est grâce à lui que j’ai aimé
cette sublime oasis et à que j’y ai acquis une maison, dira-t-il, avant
d’ajouter que ce pilote de chasse, dans un moment d’extrême détresse,
s’était donné la mort voilà deux ans". Reconnaissant
à Kateb et à Dib leur supériorité sur Naguib Mahfouz
- un écrivain pour adolescents qui ne doit son prix Nobel qu’à
sa caution à la capitulation de Camp David - il leur reprochera l’absence
de subjectivité et de sexualité dans leurs romans. C’est ce quelque
chose qui manquait au roman algérien que l’auteur du Désordre
des choses et de L’Insolation dira avoir apporté. A une
frêle étudiante qui lui demandait sa définition du roman,
il répliquera qu’en aucune manière ce ne doit être un tract
politique. Ce qui l’amènera inévitablement à remettre en
selle sa querelle avec les écrivains à l’image de Mimouni et de
Sansal, qui auraient manqué de courage, car n’ayant jamais fait de politique.
Pour Rachid Boudjedra qui n’omet pas de sublimer l’héritage khaldounien
pour sa rigueur scientifique, un roman doit surtout véhiculer de la poétique
au détriment de la thématique. A ceux qui lui parleront de son
côté provocateur, il rétorquera que c’est une image qu’on
a voulu lui coller, "car en réalité j’ai seulement cherché
à faire exploser les tabous, violenter le texte littéraire et
introduire la sexualité et l’érotisme dans la littérature
arabe contemporaine." A celui qui lui parlait de son marxisme assumé
et son engagement, il rejettera catégoriquement la notion d’écrivain
engagé, qui ne veut plus rien dire de nos jours. "J’écris pour me guérir
de mes blessures d’enfance, car pour moi, soulignera-t-il, les mots doivent
être plus forts que les bombes." A la question de savoir ce que pensait
le père spirituel du Fis de la haine de l’amnistie globale, Boudjedra
répondra avec véhémence qu’il n’avait pas écrit
ce livre pour qu’on libère les assassins. C’est avec beaucoup d’émotion
qu’il parlera de Jean Sénac, dont il salue la réhabilitation,
et de Mohamed Dib et Kateb Yacine, assurant que leurs œuvres seront bientôt
traduites à l’italien. En quittant Mostaganem, il aura une pensée
particulière pour Benanteur et Khadda, ces enfants terribles de Tigditt,
au talent consommé, dont il dira le plus grand bien. Ainsi que pour cet
enseignant de littérature qui lui suggérait qu’au lieu du triangle
sacré - politique, sexe et religion - qui lui vaudra tant de haine de
la part des extrémistes, désormais, il faudrait parler du triangle
qui dérange.
El Watan du 18 décembre 2004, page culturelle.
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