La science agronomique orpheline de Wahab Mokhbi
A peine
un mois après la mort de Bouzid Chalabi, la science agronomique nationale est à
nouveau orpheline d'Abdelwahab Mokhbi...lui et moi devions commettre un article
à quatre mains sur la disparition précoce et douloureuse de Bouzid, sans doute
le plus doué d’entre nous tous pour sa grande maitrise de l’ornithologie, des
zones humides et de la biodiversité.
Wahab n'était pas qu'un ami, qu’un confrère, qu’un
confident, qu’un guide, il était un Maitre au sens hellénique du terme. Pendant
au moins 25 ans, c'est-à-dire depuis notre retour au pays, durant
l’effervescente décennie 80, Wahab était devenu mon encyclopédie ambulante...à
chaque fois que j'avais à confronter une idée, un problème, une énigme, un
proverbe ou une citation, c'est vers lui que je me tournais machinalement...sans
la moindre hésitation et très sereinement.
Car Wahab qui n’omettait jamais de dire à ses étudiants «
j’enseigne le doute » avait réponse à tout et à tous. Bien que natif de la
même ville de Skikda, tout comme Bouzid Chalabi, et originaires du même massif
de Collo -la somptueuse montagne où la résistance à tous les envahisseurs
n'était point un vain mot-, c'est sur les bancs de l'ITA de Mostaganem que nous
nous étions rencontrés au début des années soixante dix. Moi élève ingénieur en
seconde année et lui, de quatre ans mon cadet, qui parvenait enfin vers cette
cote rebelle du Dahra occidental que nous allions découvrir ensemble à travers
l’œuvre d’Assia Djebbar – L’Amour, la fantasia- et à travers la découverte des
massacres de la tribu des Ouled Ryah.
A l’ITA, nous étions tous deux très portés sur le
volontariat au cotés des bénéficiaires de la révolution agraire, mais ni lui ni
moi n'étions « pagsistes » comme notre troisième compère Saci Belgat.
Très tôt, j'avais appris à espérer et à écouter les sourdes colères de Wahab,
lorsque les dogmatiques du PAGS tentaient avec beaucoup de zèle de nous guider
vers les champs du militantisme ombrageux et austère. Lui a toujours eu les
mots les plus indiqués pour remettre le débat sur la voie de la sérénité et du
bon sens paysan. Aidé avec une grande humilité par les interventions très
nuancées de Hamoud Zitouni et de Mohamed Labdi.
Un
émerveillement renouvelé
Les études doctorales effectuées en France, lui à Nice
dans le midi, sur les gibbérellines et moi à Rennes, la somptueuse capitale de
la Bretagne, sur les hormones digestives. L'un travaillant sur les hormones
végétales et l'autre sur les hormones chargés de réguler la digestion avec en
partage la physiologie, mère de toutes les sciences. Puis ce fut le retour au
pays. Nous nous sommes de suite retrouvés dans les amphis de la contestation,
comme au bon vieux temps. Octobre 88 étant passé par là, nous avions repris les
luttes comme de redoutables syndicalistes toujours aux premières loges. A la
recherche d'un statut pour sauver l'honneur de l'enseignant en agronomie. Au
prix de multiples douleurs et de pas moins de 6 mois de grève, le statut de
l’INFSA est enfin déposé pour signature au SGG. Ce ne fut point sans
douleurs ! Car, comme j'étais « le meneur », c'est moi que
l'administration décida de sanctionner par une mutation disciplinaire vers le
grand Sahara Algérien...comme la sanction était empreinte d'un double vice de forme, j'avais refusé
d'obtempérer et introduisait une action en justice en vue d’une annulation de
la décision. La seule parade de l'administration fut de me suspendre mon
salaire...durant 19 mois. Ce qui m’obligea à redevenir agriculteur de plein
exercice et de plein champ. J'ai alors découvert la grande générosité de Wahab
qui savait mieux que quiconque apporter le réconfort nécessaire à « la paix
intérieure ». Notre relation s'affermissait davantage à travers nos
premières balades champêtres. Lui était très fier de me voir refuser l'aide financière
qu'il me proposait. Il comprenait que je ne pouvais laisser nos adversaires
jouir de leur mauvais coup. Nos visites sur les champs de chou fleur, de
pastèques, de melons, de pomme de terre, de fèves, de tomates, de poivrons et
d'oignons, que je cultivais de mes propres mains, devenaient pour lui une
source d'émerveillement renouvelé. Ce qui m'encourageait fortement dans mes convictions
et dans mes taches ô combien éprouvantes.
La mère de
toutes les sciences
Puis il y avait ces interminables discussions sur la
physiologie végétale, une science où il excellait particulièrement. Lui, en
pédagogue avertis et scrupuleux, savait transmettre la théorie avec les termes
les plus appropriés et moi je passais directement à l'application sur le
terrain. Jamais l’agronomie n’aura été aussi bien enseignée et aussi bien
appliquées qu’à travers nos discussions entre les rangs majestueux des
artichauts des « 7 marabouts », dans la gluante et austère plaine des
Bordjias. Les résultats furent fabuleux...et c'est mon porte monnaie qui en
était le plus repus...
Il avait aussi cette grande générosité dont il abusait sans retenue aucune pour parler des
plantes, des insectes ou de l’environnement à ses étudiants, à ses collègues, à
ses amis, aux passants. Il était toujours prêt à partir dans une singulière
démonstration, au point de lasser parfois ceux qui ne suivaient plus le rythme
si particulier qu’il imprimait à ses discours. Wahab avait un sens inné des
analogies et autres paraboles. Il avait aussi cette rare aptitude à vous faire
un très long détour, jalonné de multiples digressions aussi savoureuses que
savantes, pour enfin revenir à la case départ. Sans jamais s’embrouiller, sans
jamais perdre le fil conducteur…et en toute humilité !
Lorsqu’après un détour par l’ENSEPS de Mostaganem,
j’étais revenu sur le devant de la scène, aux commandes de l'ITA de Mostaganem,
Wahab a eu la grande élégance de décliner tous les postes de responsabilité que
je lui proposais, ce qui ne l’empêchait pas de m'aider subtilement dans le
choix de mes collaborateurs. Il était de toutes les luttes et de toutes les
initiatives. Jamais une intervention, un discours, une conférence que j’étais appelé
à donner ne se faisait sans son consentement préalable...et très avisé. En 96, nous
fûmes sollicités par un bureau d’études étranger, sur recommandation expresse
du ministère de l'agriculture, placé en ces temps troubles, sous l’autorité
avisée de Nordine Bahbouh. Ce bureau d’études britannique nous commandait une expertise
sur les perspectives de l'industrie laitière en Algérie. C'était bien avant la
naissance des énormes complexes laitiers de la vallée de la Soummam, des hautes
plaines steppiques ou des basses plaines de la Mekerra ou de la Seybouse. Nous
avions à l'époque mis en évidence les perspectives alléchantes qui s'ouvraient
devant ce segment de l’économie nationale. C'était du temps où la laiterie «Dahra »
de Mostaganem, inondait de ses yaourts les confins de l'Aurès ; à moins de
5 dinars le pot de yaourt fruité. L'honnêteté voudrait que je souligne que le
plus gros du travail avait été effectué par Wahab. Pourtant, lorsque le client
prendra possession du dossier que Wahab était allé remettre à Tunis – situation
sécuritaire oblige-, c’est lui qui décidera de partager équitablement la
substantielle indemnité que le bureau d'études nous avait versée...ceci malgré
mes protestations soutenues...et véhémentes...
Une aisance
bien singulière
Dans l’impossibilité de reprendre toutes les étapes de notre long et fructueux compagnonnage, je voudrais souligner combien il va manquer à sa famille, à Hanane et à Oussama, ses enfants. Dans cette terrible douleur, ils ont fait montre d'un courage et d'une sérénité qui aurait fait un immense plaisir à feu Wahab ; ces enfants là sont bien de lui et ils sont très dignes et très aptes à perpétuer la sagesse et la générosité de leur défunt papa.
Dans l’impossibilité de reprendre toutes les étapes de notre long et fructueux compagnonnage, je voudrais souligner combien il va manquer à sa famille, à Hanane et à Oussama, ses enfants. Dans cette terrible douleur, ils ont fait montre d'un courage et d'une sérénité qui aurait fait un immense plaisir à feu Wahab ; ces enfants là sont bien de lui et ils sont très dignes et très aptes à perpétuer la sagesse et la générosité de leur défunt papa.
Je voudrais maintenant dire combien la science
agronomique nationale lui sera redevable et combien il lui manquera. On ne
"fait pas un enseignant chercheur de ce calibre en un tour de main ! Osons
le mot: Wahab Mokhbi est absolument irremplaçable et ça n'est ni l'amitié ni
l'émotion qui guide mes mots. Il était parvenu à un tel niveau de synthèse de
l'agronomie qu'il n'est pas possible de ne pas trembler à l'idée qu'il ne sera
plus là pour nous aider à séparer le bon grain...que lui seul savait faire avec
une aisance singulièrement efficace. De notre séjour au Maroc, en compagnie de
l'ami Halbouche Miloud, je garde le souvenir impérissable de cette double confrontation
avec Si Mansour, l'érudit cheikh de la Tariqa Allawwya du Maroc – qui nous
avait reçus en son siège de Casablanca- et qui, en excellent "Fakir"
du cheikh Mehdi Bentounès, père de l'actuel Cheikh Khaled Adlène Bentounès,
nous avait gratifiés d'une grande et très solennelle leçon de mysticisme et
d'érudition. Nous en avons été définitivement marqués lui et moi au point qu'il
ne se passait pas un mois sans que remontent à la surface ces moments de grande
communion autour de la pensée du Cheikh Ahmed Benalioua, dit Cheikh El Alawwi, maitre
spirituel et géniteur de la Tariqa éponyme. Juste pour dire que ce Skikdi de
souche « rurbaine » savait combien la cité de Sidi Saïd lui était
coutumière et agréable au point d'y finir sa vie...et d'y être enterré aux
cotés de ses plus illustres enfants.
Deux jours avant la fatidique défection d'un cœur aux
mille blessures, nous avions fait un ultime détour par la Salamandre...avec une
halte de plus de deux heures à regarder les bateaux de pêche aux lumières
scintillantes se faire dorloter par un curieux vent de sable...puis nous avons
quitté le port pour faire une boucle jusqu'à Sablettes. C'est au moment où nous
entamions la rocade et ses palmiers agonisants que Wahab osera un parallèle
entre Mosta et Skikda. Lui savait certainement qu'il délivrait son ultime
message ; mais il a eu la délicatesse de n'en rien laisser paraitre
Jusqu’à l’ultime instant, tout en se sachant définitivement condamné et que
« ça ne tient plus qu’à un fil », comme il le concèdera à Saci Belgat
24 heures avant de succomber.
En attendant
l’oraison funèbre ?
Sur le chemin poussiéreux qui mène de «Sablettes» à
Salamandre, je lui fais alors écouter la conférence que je venais de donner 15
jours auparavant au palais de la culture de Skikda, conférence à laquelle je
l'avais convié. Mais il s'était alors excusé à l’heure du départ, arguant qu’il
était en train de tester une nouvelle thérapie et qu'il ne pouvait s'éloigner
de Mosta. Pas même pour une virée dans le massif de Collo que je lui faisais
miroiter, comme un ultime pèlerinage. Lui savait sans doute que la fin
approchait à grands pas, mais il m'a épargné comme il a toujours su le faire,
c'est à dire avec doigté et dignité. Il écoutera donc mon laïus d’une quinzaine
de minutes avec une très grande attention, surtout que j’y relevais les grandes
similitudes entre le terroir de nos ancêtres et celui de nos enfants
respectifs. Jamais à court d’arguments, il fera agréablement remarquer que je
soignais de mieux en mieux mon parler en Arabe. Puis nous nous sommes séparés
juste en face de la cité où il habite, non loin du trottoir assassin.
Vendredi dernier, au moment où il agonisait sur ce
fichu trottoir de la route de Salamandre, j'étais sur la route de Ténira en
train de photographier un sublime arbre de Judée. Que je me proposais de lui
montrer via la toile. J'avais alors mis mon téléphone en mode silencieux comme
si je craignais une mauvaise nouvelle. Lorsque je le rallume, l’écran afficha 11 appels en absence et 7 messages! Que
de très mauvais présages, surtout lorsque je prends connaissance de leur
provenance ; défilent alors les noms de Senouci Ouddan, Abdelkader
Boudjemaa, Abbou Mohamed, Mohamed Larid, Abdelkader Homrani. J'ai de suite
compris que des choses très graves s'étaient passées à Mostaganem ; mais
j'étais bien loin de me douter que mon ami, mon confident, mon confrère, ma
conscience et ma science venait de trépasser sur ce maudit trottoir qui longe
la route de Salamandre.
Il faudrait une autre vie pour parler de Wahab
Mokhbi...je prie profondément pour lui, je prie profondément pour la science
agronomique. En ce triste et brumeux mois d’avril, elle est vraiment bien mal
en point et elle est irrémédiablement orpheline...Adieu Wahab...l’université
Algérienne, celle de Mostaganem, n’ont pas su reconnaitre tes mérites. Il faut
leur pardonner de n’avoir même pas tenté de te dédier une courte oraison
funèbre à laquelle tu es sans doute le plus éligible d’entre nous. Chez tes
amis, tes fidèles admirateurs, chez tes collègues et tes étudiants, ça ne fait
pas l’ombre d’un doute ! Tu laisseras un vide que personne ne pourra ni ne
voudra combler, tant la tache est insurmontable et la douleur qui va avec
aussi…Paix à son âme !
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RépondreSupprimerMerci Aziz pour cet hommage posthume, hommage auquel je me joins.
RépondreSupprimerJ'ajoute un aspect du défunt ami que peu de gens soupçonnent.
Tout le monde connaît la piété alliée à la droiture de Wahab. Mais peu savent combien il était tolérant avec l'engeance à laquelle j'appartiens qu'on a pu parfois sinon souvent depuis quelques décennies qualifier de mécréante.
Il ne refusait pas la discussion autour de ces thèmes religieux qui lui étaient chers, savait reconnaître aux autres d'avoir une opinion différente, même lorsqu'elle n'était pas argumentée ou l'était peu et cette particularité montrait bien combien il était, bien au-delà de la tolérance, compatissant.
J'ai perdu un ami.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était en 1998 je crois, et c'était chez moi à Créteil.
Il était venu se faire soigner pour une angine de poitrine et on l'avait bien charcuté en lui faisant des greffes de veines à la place de certaines artères complètement inopérantes.
C'était à la suite de sa première attaque cardiaque.
La dernière ne l'a hélas pas épargné.
Qu'il repose en paix, là où toute sa vie il a oeuvré pour y être, au paradis des hommes de bonne volonté.
Dey
Merci Dey...merci frère de l'ITA...nous sommes bien tristes de cette perte...Oui Wahab était un grand mystique et un grand homme généreux et tolérant...son absence me fait très mal...jusqu'au fond des tripes...il me savait très sensible et il m'a épargné...jusqu'à l'ultime estocade...paix à son ame...
SupprimerAziz quel hommage magnifique à cet homme que j'ai eu le plaisir de connaître grâce à toi en juillet dernier à l'ITA..
RépondreSupprimerNous revenions du Dahra et tu lui as parlé d'une plante qui venait de pousser.Je ne me rappelle plus laquelle mais aussitôt il t'a répondu avec une grande gentillesse.
Son visage m'a frappé par la sérenité qu'il dégageait. J'ai été impressionné par sa distinction qui reflétait 'une grande cordialité.
Il a aussi marqué Aline.
Paix à son âme.
Pierre Paul
merci Pierre Paul...merci infiniment d'etre passé par là..
SupprimerLe Mercredi 15, c'est à dire 2 jours avant ce Vendredi fatidique, Wahab était venu me voir au bureau, sous prétexte de quelques signatures sur quelques papiers. Cela m'a surpris car ça lui arrivait rarement. Je lui soupçonnais une sorte de petite claustrophobie car il était le plus souvent sous le ciel bleu plutôt que sous une dalle de bureau. Et pour une fois, nous avions discuté de choses et d'autres, et surtout de valeur humaine. Je lui ai alors lu un de mes poèmes: "Souvenirs de ma tendre enfance", Wahab m'a écouté, et pour toute réponse, ses yeux se sont embués. J'ai senti alors que je l'avais ramené en enfance, qu'il s'est reconnu dans ce que je lui racontais. Je me demande si, en cette journée du Mercredi 15, il n'était pas venu finalement me dire adieu.
RépondreSupprimerEn sa mémoire, et en l'honneur de l'ami, je lui dédie ici ce poème qui aura peut-être été le dernier à avoir entendu.
Souvenir de ma tendre enfance
Il m’en revient soudain, un souvenir vaporeux !
Ma bonne terre brûlait du soleil ardent de nos contrées,
Sous Juillet, le blé nourricier était prêt à être rentré
Les Hommes, les membres par tant d’efforts fourbus,
Payaient à la terre, en sueur claire, son dernier tribut
Moi, petit enfant et déjà par la vie meurtri,
Avait pour jouets une grande fourche et une fine faucille
Mes rêves innocents étaient déjà partis,
Chassés par la vertu d’une faim noire, et d’une mélancolie
L’étoile du berger, chaque matin, fut ma seule compagnie,
Et le soir, exténué, déjà mon livre et ma bougie
Mes yeux ont pleuré un certain «Ô pays bien-aimé»,
Avant de pleurer l’absence d’un père crucifié
Et depuis, je pense, mon cœur n’a pas grandi.
Voilà, mes yeux se sont embués. Adieu Wahab, tu vivra toujours dans nos coeurs, et pas plus tard que ce matin je t'ai vu traverser l'esplanade de l'ITA.
Ton ami, Miloud HALBOUCHE
Ton hommage est tellement émouvant! Si tous les amis étaient comme toi, le monde ne serait pas ce qu'il est actuellement.
RépondreSupprimerTon hommage est tellement émouvant! Si tous les amis étaient comme toi, le monde ne serait pas ce qu'il est actuellement.
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