jeudi 21 octobre 2010

Laghrib* et le royaume


Déjà avec sa très commode djellaba noire, il détonne superbement dans cette zaouïa du fond de la vallée du Chéliff. Où l’habit n’a jamais fait le moine. Au milieu de ces jeunes et moins jeunes talebs, tous très appliqués, lui, Laghrib comme il aime à se faire appeler, détonne non sans étonner. Pendant que tous les pensionnaires s’appliquent à réciter quelques versets coraniques, lui, l’étranger se met à l’écart. Une seule fois, il a traversé l’immense salle de la zaouïa des Bellahouel où l’on observait le septième jour de deuil, suite au décès du fils cadet du Cheikh. Il y a avait là son cousin germain, venu spécialement du Nord de la France partager la douleur des siens. Médecin de son état, c’est auprès de lui que le défunt était venu chercher un ultime réconfort.
Revenu sur les terres de ses ancêtres, le médecin n’est nullement intriguée par la présence de Laghrib, mais par sa parfaite maitrise de la langue de Voltaire, de Montesquieu et d’Étienne de La Boétie. Servi par un accent que le plus érudit des parigots n’aurait point renié, Laghrib débite avec une aisance déconcertante un discours philosophique châtié et plutôt cohérent. Sans doute l’a-t-il appris sous le pont Mirabeau, auprès de quelque clochard érudit. Peut être a-t-il fréquenté les bancs de la Sorbonne ou du cours Florent. Car derrière sa chevelure rebelle, se cache assurément un acteur qui ne s’ignore point. Le regard pétillant, la chevelure à peine grisonnante et le verbe châtié, il attend une seule nouvelle que personne ne veut lui apporter. 


Curieuse posture que celle de Laghrib. Qui est en réalité un poète qui n’ignore rien de sa condition. Le plus intrigant chez ce personnage, ce n’est pas son accoutrement assumé, ni ses strophes bien léchées, encore moins son insolente cigarette. En ce lieu de recueillement, il ajoute son zeste de désinvolture. Connu, admis, respecté, voire même adulé par les habitants de ce hameau où la spiritualité vous envahit dès que vous mettez le pas dans cette immense place de la mosquée ou un authentique Roi d’Arabie, venait se ressourcer, Laghrib jouit d’une authentique considération. Là, au fond de la vallée, non loin de Béni Ifren, l’antique cité punique, à la zaouïa des Bellahouel, Laghrib semble se libérer de ses douleurs citadines. Peut être même parisiennes ! Avec un tel accent, toute supputation est pardonnable ! Ici, lui, l’étranger se sent en parfaite sécurité. Incontestablement il est l’hôte le plus choyé de la vallée. Lui-même semble baigner dans la plénitude. Pourtant, quelque part, Laghrib ne veut rien dire sur lui-même, se contentant d’attendre la grande nouvelle. Comme les millions de ses semblables, il attend inlassablement l’avènement d’un autre royaume. C’est seulement en cela qu’il est notre semblable, à la seule différence que lui dit tout haut ce que nous osons à peine murmurer. Il sait qu’ici, personne ne le prend au second degré. Car derrière sa chevelure rebelle, sa poésie châtiée, il y a cet anonymat bien commode qui autorise toutes les extravagances. Comme dans le coin on cultive la politesse qui sied aux seigneurs, personne n’osera la question qui fâche. Au pays de la tolérance et de la bonne humeur, Laghrib fait office de fou courtois. Il cultive l’insolence des rois, sans en avoir ni l’impotence, ni l’extravagance.
Son unique bonheur se résume à attendre la mort du roi ! Curieuse réjouissance pour un non moins curieux personnage.
* : l’étranger.

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