Ancrages, héritages et
démesure chez Mohammed Khadda
Pr Aziz MOUATS
Voilà près d’une double décennie que je suis rentré dans le monde luxuriant
de Mohammed Khadda à l’occasion de rédaction de l’essai " La Néominiature
de Wassiti à Hachemi Ameur" qui ne sera édité qu’en 2007. C’est 10 ans
plutôt que j’avais pris l’engagement d’écrire quelque chose sur la miniature, à
la faveur de ma rencontre avec Amina Hammadi, Fatima Zohra Kheddim et Hachemi
Ameur. Eux c’était la première escouade de ce qui allait devenir l’école Algérienne
de la néominiature. Dont l’embryon venait de se former au sein de l’école
régionale des Beaux Arts de Mostaganem. Qui portait justement le nom de
Mohammed Khadda, l’illustre enfant de Tigditt.
C’est ainsi que je m’étais plongé
passionnément dans le livre que ce dernier a consacré à Mohamed Racim, dont le
texte d’une inégalable densité, mettait en exergue et de manière magistrale et
sans détours de la prose de Mohammed Khadda. Pour le profane, ce fut la plus
douce et la plus salvatrice des aubaines. Car si la trajectoire des Arts arabo
musulmans était parfaitement jalonnée par des ouvrages d’une belle et généreuse
richesse, il en allait tout autrement de la Néominiature. Le texte de Mohammed
Khadda était devenu pour moi un guide et un socle, voire, une référence et une thérapie.
Mais, cherchant à esquiver le débat de fond, je m‘en suis alors tenu à l’écart
du rugueux et rigoureux débat. D’où une certaine réserve qui est celle à la
fois du chercheur qui doute et de l’auteur qui s’affirme sans trop trembler.
Car après tout, écrit sous la forme d’un essai, l’ouvrage n’en était pas moins
un beau livre. Ça a donné ce texte feutré, mais annonciateur d’une ère
nouvelle. Qui va délicatement remettre de l’ordre dans la maison bien feutrée
de la l’enluminure et de la miniature. C’est donc à la faveur de ce premier
contact que j’ai pu me faire une petite idée sur les influences sur les
générations de peintres post-indépendance qui se s’affirmaient, quasi
naturellement en s’appuyant sans trop le dire sur les textes nombreux et « éparses »
de Khadda. Depuis, cette idée ne m’a jamais quittée, en dépit de ma grande
solitude. D’autant que dans leurs grandes majorités,- unanimité serait peut
etre plus juste- les critiques d’art se rejoignent sur un terrible constat;
Mohammed Khadda n’aurait pas fait école ! L’affirmation qui semble faire
consensus, me parait un peu réductrice. Ceci est si vrai qu’en peinture, le
style de Khadda, tout comme celui d’Issiakhem, n’aura pas fait recette chez les
escouades de jeunes artistes locaux. Heureusement, devrions-nous dire ! Et
qui s’en plaindrait tant ces deux monstres sacrés se sont abreuvés à des
sources singulières, où le tragique, les souffrances, l’éveil précoce à la
résistance contre l’oppresseur et toutes les formes d’avilissement, ont été les
ciments et l’humus de Khadda, d’Issiakhem et très certainement de Kateb Yacine.
C‘est pourquoi il serait à la fois, vain, inopportun et saugrenu de chercher
une quelconque filiation directe à ces trois monstres. Par contre, dans une
sorte de lignage indirect, il est évident qu’un artiste et critique d’art aussi
prolifique et aussi percutant que Mohammed Khadda, à travers ses intonations
répétées à l’envie, ne pouvait ne pas influer sur le cours des choses. Ceci
d’autant que la vie culturelle foisonnante d’Alger attirait les grandes foules.
Puis viendront se greffer de nouveaux relais à travers les galeries d’art mais
aussi au niveau de l’Ecole Nationale de Beaux Arts. Là où se croisaient tous
les courants de pensées d’un pays qui aspirait avec force et détermination à
influer sur l’histoire, favorisé il est vrai par sa longue lutte de libération
et sa conclusion heureuse en une indépendance chèrement acquise. Revenu au pays
au moment où d’autres s’exilaient, Mohammed Khadda avait pour lui la
singularité de son parcours et la sincérité toute patriotique de ses
intentions.
En effet, comment imaginer que ses douces vociférations, ses
admonestations, ses critiques intrépides, parfois en des termes univoques à
l’égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains, ses témoignages envers les
intellectuels, les artistes peintres, les écrivains, les poètes ou les hommes
politiques, ne pouvaient constituer autre chose que des éléments probants qui
feront de Mohammed Khadda une sorte de gourou paisible et intransigeant? Il
serait tout de même étonnant que toutes ces activités n’aient pas déteints sur
ses compagnons. Ainsi, à travers ses nombreux écrits -faits très rares en
Algérie pour un artiste - l’indomptable graveur a imprimé un mode de penser, un
style, une démarche, et pas seulement chez ses contemporains. Il serait bien
injuste de dire que ces actions multiformes de celui à qui il est notoirement
reconnu un rôle cardinal dans l’émergence de la peinture moderne algérienne –
combien même, lui et ses proches s’en défendent avec constance- qu’il n’ait pas fait école. A l’évidence, pas
dans la forme d’expression dont il reste l’unique dépositaire ; celle dite
du signe et qu’il définit d’ailleurs de manière magistrale et en dessine scrupuleusement
les contours avec une précision d’orfèvre. Notamment dans “Calligraphie
et modernité” lorsque Khadda souligne avec force, combien il n’a « jamais
employé la Lettre pour la Lettre, soucieux de ne pas verser dans quelque nouvel
exotisme, orientalisme ; et mettant en cause «une
utilisation abusive, à notre sens, de la lettre arabe pour ses seules vertus
décoratives, ce qui nous semble être une tendance régressive tant certains
peintres systématisent et schématisent les recherches des précurseurs».
A la décharge de ceux qui soutiennent
l’absence d’école et l’extinction du style Khadda, voici venu le temps de
changer de lorgnette. Incontestablement, dès son retour au pays, en 1963, les
idées de Khadda, ses coups de gueule sans concessions, ses critiques acerbes
ont trouvé preneurs. Les exemples ne manquent pas – depuis le mouvement
« Aouchem » jusqu’aux néominiaturistes – qui, contrairement aux
premiers, dans leur grande majorité n’ont pas encore pris conscience de cette
filiation pas si « contre nature » que çà. A l’instar de leur chef de
file Hachemi Ameur, leur soucis premier était de faire éclater le cadre fixé
par Racim et par les rigoristes de l’ensemble des écoles de miniature et
d’enluminure en terre d’islam. C’est pourquoi, dès le début de cette aventure
qui a fait son lit à l’école régionale des beaux arts de Mostaganem, c’est chez
Khadda que nous avons trouvé les repères nécessaires et suffisants pour une
refondation des arts anciens. Ainsi, on retrouve dans le livre « La néominiature
de Wassity à Hachemi Ameur » publié chez Alpha en 2007 à Alger, cet
extrait si révélateur de ce ressourcement :
« Pour sublime qu'elle fut, l'œuvre de Racim, qui n'a pas son
égal dans le style persan, selon l'heureuse expression de Brown, n’en reste pas
moins interpellatrice. Lui emboîtant le pas, Mohamed Khadda, dans son livre
consacré à cet artiste authentique, parlera d'une œuvre douce,
sereine et résolument passéiste, dont certaines images font la toilette de
l'histoire, pour ne retenir que le luxe des maîtres d'antan, évoquant avec
nostalgie le confort désuet d'une bourgeoisie laminée par la colonisation. Des
images à l'orée de l'histoire. Une for
sévère sentence à l'endroit de Racim qui fut indubitablement le premier et
certainement le plus méritant parmi ses contemporains à introduire le maniement
du chevalet et à confirmer, longtemps après Goulchani, que l'usage de la
perspective ne nuisait point à l'art de la miniature. Pour ce qui est de
l'absence de référents historiques, il faut admettre qu'il n'est pas coutumier ici
de nier les évidences. Il faudrait peut-être tenter de les expliquer en
restituant le contexte dans lequel renaîtra la miniature sous l'impulsion de
Racim, Hammimoumna et, à un degré moindre, Bendebbagh (Mouats, 2007).
C’est
ainsi je découvre ce texte accompagnant le beau livre "Mohamed Racim,
miniaturiste algérien" qui m'aura
été d'un grand apport et d’un précieux éclairage, en ce sens que les mots
utilisés par Khadda pour parler de l’œuvre de Racim, m'ont profondément
interpellé et durablement marqué. De même que la référence à El Wassiti et au livre des « Maqamates, dont un exemplaire se trouve à la BNF, livre
paré de pas moins de 99 miniatures exécutées de manière magistrale par El
Wassiti, constituent des pièces à conviction pour les jeunes apprenants qui
s’approprieront du modèle si rigide imposé par Racim pour le transformer une
juvénile et audacieuse aventure picturale. Quel bonheur que regard partagé sur
l’apport considérable aux arts de la miniature en terre d’Islam par cet éminent
artiste ! Qui aura incontestablement impacté le jeune Khadda, alors qu’il entamait,
à l’orée des années 50, sa nouvelle vie sur les berges de la Seine, à Paris. La
découverte de ce texte de Khadda fut pour moi un véritable électrochoc
salvateur, puisque c'est bien la première fois qu'un artiste peintre Algérien,
jette un regard ardent et sans détours sur l’œuvre de celui qui est à juste
titre le premier miniaturiste algérien, ainsi que le tout premier à faire dans
la peinture de chevalet, art réservé jusque là aux peintres orientalistes.
Ancrages
historiques
Ainsi, c’est
assurément à travers Racim, que Khadda se projette déjà dans les ancrages
historiques qui vont définitivement lui donner la conviction qu’un artiste, de
surcroit jeune mais non dénué de conviction, doit d’abord asseoir son œuvre sur
un socle historique en totale opposition avec le système colonial français. Qui, rappelons-le, dès l’arrivée du
corps expéditionnaire, en juin 1830, était venu avec la conviction que le
peuple d’Algérie n’avait ni culture, ni histoire. Lorsqu’il débarque à Paris,
Mohammed Khadda, jusque là sevré de son back-ground séculaire, va se retrouver
confronté à cet ouvrage où il va s’abreuver à la bonne source, y retrouvant les
repères historiques que le système colonial aura tout fait pour l’en éloigner.
Cette mise à nu intervient concomitamment avec les premières découvertes des
gravures rupestres du Tassili ; bouclant ainsi la boucle et remettant en
exergue à la fois les attaches orientales et africaines du jeune peintre
mostaganémois.
C’est pourquoi, dans son introduction pour
« Eléments pour un art nouveau », Mohammed Khadda écrit dans un style
jubilatoire « Voilà donc notre mémoire retrouvée et une filiation
rétablie, c’est qu’il y a eut tant d’ombre accumulée et subie, tant de torsions
faites à notre histoire (…) nous sortons d’une nuit aussi vaste
que notre Sahara, et nous voilà parvenus à cette émergence souhaitée».
Après avoir célébré et
encensé, dans une généreuse jubilation « les dessins du massif des
Ajjers, uniques au monde par leur qualité et leur nombre », il
enchaine sans frémissement aucun sur « les peintures murales des Ouahdhias auxquelles
s’apparentent certaines œuvres modernes ».
Dans « Khadda, l’homme debout » Michel-Georges Bernard nous aide à
comprendre comment « Khadda éprouve le besoin d'en revenir lui-même
à ses sources » et à découvrir « combien de grands
peintres occidentaux, de Matisse à Klee ou Mondrian, se sont inspirés
d'éléments de l'art arabe, non représentatif par excellence, ou les ont
réinventés». Avec de tels repères empruntés à l’art universel, le
critique d’art poursuit cette quête « où création plastique,
revendication culturelle et engagement politique se rejoignent ».
L'impulsion de l'écrit offre à Khadda ses premiers repères. Son ami, l’immense
romancier Mohammed Dib qu’il rencontre dans l’exil, le décrit dans le catalogue
accompagnant l’exposition de St Ouen de 1994 en une seule phrase ; elle résume
tout Khadda : « Ni passé, ni présent, ni avenir : dans les
toiles de Khadda, les dessins donnent à lire ce qui, éternel, confond en lui
passé, présent et avenir».
Héritages et démesure
Dans une remarquable thèse intitulée «Création d'une identité
artistique par Mohammed Khadda et Kateb Yacine», Thomas DEMULDER parle
d’une «véritable reconversion du regard, d’une « créativité
que recèle ce passé séculaire pour le confronter à l’hégémonie culturelle
occidentale, pour l’adapter aux aspirations présentes. A sa manière, il prend
appui sur la culture populaire séculaire et nationale (tatouages, tapisseries,
signes décoratifs et symboliques, calligraphie (Calligraphie des algues …) pour
révéler, à son tour, une symbolique et une quête tribale, identitaire,
indispensable à la libération du peuple… »
Selon Michel-Georges Bernard, « Khadda écrit avec les
failles des montagnes, les arêtes vives des roches, les torsions, les nœuds des
branches ou des racines, et inversement fait paraître le monde comme
enchevêtrement de paroles silencieuses. Au long des années ses Signes, dans
leur ambiguïté, vont d'une part se différencier en une incessante expansion,
d'autre part, comme poursuivant plus loin leur cristallisation, se déployer
librement dans leur espace propre. Découverte de l'écriture du monde et
exploration du monde de l'écriture demeureront en son œuvre indissociablement
liées en deux démarches complémentaires, chacune retentissant sur l'autre et la
développant».
Contrairement à la grande majorité de ses contemporains, Khadda écrit. Il
écrit sur tout. Et ses paroles, ses textes, ne laissent personne indifférent.
On note dans ses « Feuillets épars liés » que le peintre et le
critique d’art n’ont aucun état d’âmes vis-à-vis du couple «tradition-modernité».
En effet, dès les premières feuilles, Khadda met cote à cote un moderne, Mohamed
Racim et un classique parmi les classique, Yahia El Wassiti. Et on découvre
alors cette étonnante dualité d’un peintre dit moderne mais dont l’œuvre plonge
ostentatoirement dans le passé, et d’un autre, dont les miniatures sont d’une
cruelle actualité. Tant et si bien que lorsque les néominiaturistes viendront
taquiner le premier, ils ne feront qu’encenser le second. L’opposition est
cinglante et les choix d’une rare cruauté. Car comment admettre que le
miniaturiste El Wassiti qui vécut au 13ème siècle, devienne le
modèle en lieu et place de Racim ? Une des plus judicieuses explications
se trouve justement dans les écrits de Khadda. A l’automne 1979, pour marquer
le 25 anniversaire de Novembre, est organisée une exposition collective
qu’abrite la Maison du Peuple. C’est Khadda qui se dévoue pour préfacer cet
évènement en reliant le passé au présent. Rappelant des œuvres exposées
« librement » il souligne que « ces travaux reflètent tel
ou tel aspect de la réalité nationale, ces œuvres rendent compte du présent. Un
présent qui, (…) n’exclut pas le passé, mais au contraire, s’en nourrit ».
Pour lui, passé et présent son inséparables. Ainsi, dit il, « ce
portrait d’un enfant que l’on imagine sans souvenirs voisine-t-il avec un
charnier de douloureuse mémoire ». C’est dans ce texte que Khadda
se fait alors prémonitoire. On le voit, écrit-il, « de continuels
rapports se nouent entre le passé et nos préoccupations contemporaines ».
Se faisant plus précis, il ajoute que « le passé relativement récent
de notre guerre de libération est sans doute plus prégnant, mais il y a aussi
des références à des temps plus anciens et les enluminures, les miniatures et
les recherches graphiques modernes s’y alimentent. (…) l’art
berbère ou celui du Tassili sont également perceptibles ». Puis,
se voulant presque sentencieux, il découvre enfin le fond de sa pensée :
« ce sont là nous semble-t-il, des enracinements qui rendent
possible les floraisons futures ».
Ces floraisons futures, on le retrouve chez la plupart des peintres postindépendance.
Qui pourrait nier l’impulsion donnée au groupe « Aouchem » ?
Certainement pas Denis Martinez, l’un de piliers de cette cuvée qui allait
ébranler les certitudes à la fois des anciens peintres ; ceux issues de la
période coloniale et qui allait s’affirmer dans l’indépendance retrouvée. Et
qui allait aussi ouvrir des horizons pour la génération suivante, celle qui
allait subir de plein fouet les premiers balbutiements des écoles d’arts de
l’Algérie nouvelle. Il est incontestable que Khadda aura joué un rôle central
dans l’affirmation de la nouvelle peinture algérienne. Par ses travaux et aussi
par ses nombreux écrits. Voici ce qu’on dit Demulder : « pour
que son œuvre parle, il lui a fallu, dans un premier temps, connaître les
fondements de cette tradition ancestrale, comprendre que le signe est : «
une métaphore du vide selon laquelle la peinture est cet effort d’arracher au
vide un ensemble de signes, pour ensuite les lui rendre dans la forme de son
accomplissement ». En inscrivant sa peinture dans le signe, Khadda
s’immerge dans un espace temporel démesuré et rend hommage au geste originel,
certes. Aussi, cette lente réappropriation du geste fondamental reste en totale
osmose avec l’ambition du Nouveau Souffle…
Tout au long de l'œuvre de Khadda et depuis les premiers moments
de son itinéraire, font réintégrer le passé indéfini d'une main livrée à ses
premiers élans ».
N’est-ce pas cet ancrage à travers le temps et le signe qui
deviendra à l’évidence le ciment qui va aider le mouvement éponyme à
s’affirmer, avec en renfort les textes et les mots puissants de Khadda n’aura cessé
de produire sans compter. Plus qu’artiste fécond, plus qu’un maitre
attentionné, sans y prêter attention, mais avec une constance de métronome,
Khadda aura durablement et avec beaucoup de subtilités aidé les artistes jeunes
et moins jeunes à défricher les chemins de l’histoire. Et pour nombre d’entre
eux, les voix de la gloire.
Les simplifications meurtrières
En 1994, François Pouillon, en anthropologue avertis rappelle que Khadda « est
à la fois ouvrier et créateur ». Sa démarche, écrit-il est celle
« d’un homme qui affronte la réalité des choses ». Parlant de
l’œuvre de Khadda, Pouillon y décèle « une réalité composite, complexe,
contradictoire », ajoutant que « l’activité créatrice doit faire place
égale à la création et à l’innovation ». Création et innovation,
constituent à mon sens le véritable socle sur lequel Khadda va bâtir sa
conception de l’art. Ce sont ces bases essentielles qu’il cherche à faire
partager. Il y parviendra sans détours, car il a pour lui l’objectivité et la
sérénité de celui qui dit et qui fait les choses en conscience. Pour une
jeunesse en mal de sensations fortes, il devient à la fois le repère et le
guide. Il a pour lui la primauté. D’autant que Pouillon n’a pas finis de
décrypter les écueils que Khadda invite à transgresser. Il s’agit,
souligne-t-il de ne pas perdre de vue que l’activité créatrice doit
s’appliquer à explorer autant le patrimoine que la culture universelle, en
faisant place égale à la conservation et à la création, à l’authenticité
enracinée et à la vérité du cosmopolitisme, à la culture populaire et à la
culture savante. Sous la plume de l’anthropologue, on apprend que Kahdda va
encore plus loin en mettant en
garde contre les « excès inverses de l’hermétisme et de la démagogie,
surtout de toute simplification meurtrière et ces problèmes au nom de
formulations étroites des choses ». Il y a là un réel et pressant
appel au discernement et à l’émancipation de toutes ces chapelles ayant pour
nom la peinture militante, la miniature, l’art naïf et la savante
calligraphie qui n’ont pas été épargnés par les critiques sans rejets
que Khadda adresse à ses contemporains les plus sérieux mais qui se sont
enfermés dans des thèses à ses yeux trop partielles ou unilatérales. N’est-ce pas là un appel sans détours à tuer le
père ? Ou à tout le moins, à le contrarier à défaut de le contraindre,
voire tout simplement à le défier ? N’est-ce pas ainsi que se comportent
désormais ces artistes peintres de Aouchem, des Sebbaghines, et
de toute la génération des néominiaturistes et de leurs poursuivants immédiats
qui ne se complaisent plus dans le mimétisme mais qui se cherchent une voie
alternative ? Comment ne pas admettre une bonne fois pour toute, qu’à
défaut d’en avoir fait des disciples dans l’acception antique du terme, Khadda
en fait de véritables esprits libres de toute obédience ? Pourquoi lui et
pas un autre ? Pourquoi pas lui avec d’autres ? Mohammed Khadda
n’ayant servi que de premier catalyseur…car il a été indubitablement le premier
– le seul ?- à méditer sur un art nouveau, un art qui s’ancre dans le
passé et qui se tourne vers le futur, sans rien renier de ses ancrages
historiques et sans jamais se laisser encercler par les thèses de ses
contemporains. Un art ouvert sur le monde, sans complexe et sans
lorgnettes…C’est là où on découvre combien l’audace et les arts peuvent faire
bon ménage, quitte à tordre le coup aux anciens, sans jamais les renier. C’est
sans doute là la principale leçon que nous aura légué Mohammed Khadda.
Perturbations salutaires
Habib Tengour qui l’a côtoyé et dont il était très proche dit de Mohammed
Khadda qu’il n'est pas responsable de l’aliénation de son peuple et souligne
combien « la perturbation que son œuvre provoque est salutaire ». Car
« elle oblige à des déplacements bénéfiques à la société. Même aux moments
d'abattement les plus durs, le peintre ne désespère jamais des vertus
révolutionnaires de son art ».
Dans l’hommage à son ami, Tengour soutient
que « le peintre ne craint pas de mettre son art au service « des grandes
causes » : l'alphabétisation, la révolution agraire, la lutte
anti-impérialiste... Il répond à des commandes monumentales, confectionne des
affiches, réalise des décors de théâtre, participe à des célébrations. A sa
manière il « contribue à l'édification nationale, c'est son devoir d'Algérien,
engagé dans la cité. Il n'oublie pas qu'il est peintre, convaincu que la
peinture n'existe que « dans la mesure où elle dégage une parcelle plus ou
moins grande d'humanité».
En un mot, Khadda est omniprésent et il active
sur tous fronts, ce qui lui donne à la fois une visibilité et une lisibilité. Il est tout autant acteur que modèle. Et
c’est pourquoi, il séduit et rassure, simplement en ouvrant la voie et surtout
en en codifiant les règles. Avec rigueur
et pugnacité. Il ne pouvait que séduire. Et c’est pourquoi, il sera le référent
à suivre et à méditer.
C’est ainsi que le décrit Demulder lorsqu’il parle d’une œuvre
construite patiemment avec un peintre
qui « tente, de toile en toile, de dépasser le lisible pour parcourir en
toute liberté l’histoire de son pays », proposant généreusement « une
parfaite réponse au problème identitaire algérien » que le peintre « Khadda
donne à ses compatriotes en peignant l’olivier. Comme lui, comme les
civilisations méditerranéennes, les Algériens ne sont « ni d’Orient, ni
d’Occident ». Le peuple algérien moderne, « l’homme nouveau » est
issu de toutes les influences, du mélange des peuples qui ont traversé la
région au cours des siècles, de toutes les fluctuations de l’Histoire ».
Néanmoins, cette recherche d’une identité au cœur du passé algérien n’est
aucunement empreinte de nostalgie, elle souhaite
seulement s’identifier sur des fondements solides, fiables, autochtones qui ne
peuvent nuire au présent, aux besoins actuels de l’Algérie. Chez Thomas
Demulder, l’apport du roman- à travers l’œuvre de Kateb Yacine- et celui de
l’art – sous l’impulsion de Mohammed Khadda- à l’émergence d’une identité
artistique Algérienne s’est traduit par la naissance d’un récit
collectif (qui) est donc le fondement même d’une identité nationale, d’une
appartenance culturelle. L’auteur
conclue alors sans détours qu’avec Kateb Yacine et Mohammed Khadda est née, en
Algérie, l’expression d’un champ culturel propre et inédit. Ajoutant que
« cette littérature et cette peinture n’offrent donc pas une vision myope
et étroite de la réalité, tant s’en faut puisque leur projet est celui de deux
arts solidement ancrés dans une époque, qui démystifie toutes les contraintes,
tous les tabous ; bref qui souhaite libérer l’Algérie. Seulement, cette
démystification demeure artistique, donc limitée à bien des égards, et
incapable à elle seule d’insuffler de véritables changements sociaux et
politiques ». Il serait tentant de se suffire de ce constat mitigé, qui
conclue pratiquement à un lamentable ratage de la démarche audacieuse de ces
deux intellectuels. A mon sens, autant la démarche de Demulder parait cohérente
dans son développement, autant ses
conclusions prêchent par un manque flagrant de retenue et de pondération. D’abord
parce qu’il n’est jamais aisé de mesurer, surtout dans l’immédiateté, des
répercussions d’un écrit- fut-il celui du fulgurant Kateb Yacine- ou d’une
œuvre picturale ou culturelle, sur le devenir d’un peuple, de surcroit lorsque
ce lui ci n’a pas encore pris conscience de ses forces. Surtout, lorsque l’on sort à peine d’un déni de sa
personnalité, savamment entretenu par des siècles d’occupation et de brimades.
Ensuite, en raison de la grande difficulté qu’éprouve l’intelligentsia à traduire
concrètement les concepts d’émancipation au niveau de la masse. Pour cela, il
existe des relais, qui constituent autant de passerelles que seules des actions
répétées à l’infini peuvent ancrer dans les esprits. Et c’est là que l’on
mesure combien l’apport des artistes et des intellectuels peut influer sur les
processus sociologiques et politiques en cours. Une œuvre de très longue
haleine s’il en fût. Delà la réponse à la question initiale : Khadda
a-t-il oui ou non fait école ? Si faire école consiste à faire dans le
mimétisme, même un artiste de la trempe de Picasso a lamentablement
échoué ! Mais si faire école consiste à transmettre, des idées, une
attitude, un comportement, une audace, des transgressions envers l’ordre
établis, il n’y a qu’à voir ce qui s’est fait dans la sphère picturale
algérienne durant les 30 dernières années pour s’en convaincre. De Denis
Martinez à « l’Homme Jaune »-alias Yasser Ameur-, d’Amina Hammadi à
Kenza Bourenane, d’Abdelkader Belkhorissat à Mustafa Boucetta, dont les œuvres
sentent à la fois l’impertinence, l’audace et l’irrévérence, sans rien perdre
de leur fulgurance, on ne peut que se rendre à l’évidence, Mohammed Khadda, 25
ans après sa mort, est incontestablement bien représenté. Combien même, sans
doute par modestie, aucun n’ose s’en réclamer ouvertement, nombreux sont les
artistes peintres et les intellectuels qui assument sans faillir le lourd et
précieux fardeau de la continuité. Alors, disons-le avec force, paraphrasant
Thomas Demulder traitant et Kateb Yacine et Khadda d’«agités » et de « loquaces »,
« jetant à la face du peuple des notions dangereuses » de liberté, de
bonheur, d’indépendance et de modernité, et qui ont « choisi de répondre
aux problèmes typiquement nord-africains, en menant une réflexion artistique et
culturelle équivalente, mais parallèle à celle qu’avaient eue, quelques années
auparavant, certains artistes européens ». Ne sont-ce pas ces notions de
liberté, d’indépendance et de modernité qui font qu’aussi bien à Paris qu’à
Bruxelles ou Strasbourg, en attendant Munich et Berlin, voire Hambourg, ce sont
les œuvres du jeune et talentueux Yasser Ameur, tout juste un quart de siècle
après la disparition de Mohammed Khadda, qui s’exposent non sans fierté.
Bibliographie
- DEMULDER
Thomas « Création d'une identité artistique par Mohammed Khadda et Kateb Yacine
». Mémoire
universitaire de DEA, Lyon 2, Charles
Bonn, 2001.
-
Dib Mohamed « Catalogue exposition M. Khadda à St Ouen, 1994.
- François
Pouillon, “Penser le patrimoine algérien
: révolution et héritage dans les écrits sur l'art de Mohammed Khadda”, in :
Khadda, du méridien zéro à l'infini des possibles, Beaux Arts n° 1, Musée
National des Beaux-arts, Alger, 1994, pages 79 et 89.
- Khadda
Mohammed, Feuillets épars liés,
Alger, SNED édits, 1983.
-
Khadda Mohammed, “Calligraphie et modernité”. Annuaire de l'Afrique du Nord, XXIII,
CNRS, Paris, 1984.
- Khadda
Mohammed, Éléments pour un art nouveau, Alger, SNED édits, 1972.
- Khadda
Mohammed, Textes et illustrations de l'artiste, Alger, Bouchène Éditions, 1987.
- Michel-Georges Bernard, « Khadda, l’homme
debout », Revues Plurielles, N° 55-56, Nov/ Déc 2001.
Mouats Aziz et Hachemi Ameur, La néominiature de
Wassiti à Hachemi Ameur, Alpha Edition, Alger, 2007.
-
Tengour Habib, Hommage à Khadda, communication personnelle, 2016.
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