jeudi 13 février 2020

Regards ardents sur les camps de concentration

 Un article de Samia Henni sur les camps de concentration durant la guerre d'Algérie...L'autre face de l'horreur coloniale...Grace à cet  entretien avec Hassina Méchaï...publié dans Middle East Eye

 Lien: https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/samia-henni-ce-qui-sest-passe-est-un-crime-contre-lhumanite

 Samia Henni : « Ce qui s’est passé est un crime contre l’humanité »



Après les combats dans la région des Aurès, entre Batna et Arris, le 30 novembre 1954, les parachutistes de l’armée française ont capturé dix-huit combattants algériens (AFP)
Date de publication: Mercredi 27 novembre 2019 - 08:21  
 C’est une réalité historique souvent ignorée. L’existence de « camps de regroupement » pendant la guerre d’indépendance algérienne. Samia Henni, historienne et théoricienne de l’architecture, revient sur ce pan méconnu qui est aussi une histoire française


C’est un ouvrage dense, pointu, exigeant que Samia Henni, maîtresse de conférences à l’Université Cornell aux États-Unis, vient de publier. Tiré de sa thèse, Architecture de la contre-révolution. L’armée française dans le nord de l’Algérie (éditions B42, 2019) examine, point par point, comment l’armée française a façonné l’architecture du pays afin de contrôler la population. Au risque de camps de regroupement. Au risque de déplacements massifs de populations. Au risque de crimes de guerre et crimes contre l’humanité ?
Bien que ces camps aient été organisés dans les Aurès très vite après le début des « événements d’Algérie », leur existence n’a été révélée qu’en 1959. Il aura fallu la « fuite » du rapport rédigé par le tout jeune inspecteur des finances, Michel Rocard. Combien d’Algériens ont été soumis à ce traitement ?
Les chiffres varient mais selon les travaux historiques de Michel Cornaton, 3 250 000 personnes ont été enfermées dans des camps de regroupement – sur 9 000 000 d’« Indigènes » ou Arabes que comptait l’Algérie coloniale. Chiffre auquel il faut ajouter les Algériens assignés à résidence, en prison, en centres divers.
Samia Henni creuse, étaye et documente ce fait historique, retrace le fil aussi d’autres politiques d’urbanisme, d’autres stratégies architecturales. Des politiques qui avaient pour but, selon l’avancée de la guerre, de casser la solidarité de la population avec les combattants indépendantistes, de transformer durablement la société algérienne en masse atomisée et captive et, enfin, de maintenir sous des formes diverses un semblant de présence française après une indépendance qui semblait de plus en plus inéluctable. Au risque d’une rupture anthropologique profonde qui a durablement handicapé l’Algérie post-indépendance ?



Samia Henni est maîtresse de conférences à l’Université Cornell aux États-Unis (Bill Staffeld, Cornell AAP)
Middle East Eye : Dès le prologue, vous parlez d’« autocensure de prévention » et de « censure institutionnalisée » sur le sujet traité par le livre. Que voulez-vous dire ?

Samia Henni : Je me suis heurtée à quelques difficultés dans la traduction de ce livre [de l’anglais au français]. Mais déjà avant, les difficultés rencontrées pour l’exposition « Discreet violence » sur les camps de regroupement français en Algérie, tirée de ce travail universitaire, avaient été une source de réflexion pour moi.
J’ai présenté cette exposition en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en République tchèque, aux États-Unis et en Afrique du Sud. Mais en France, des difficultés sont vite apparues. Cette exposition a suscité des intérêts certains. Des institutions culturelles publiques françaises ont été sollicitées pour accueillir l’exposition.
Le fait que des institutions françaises publiques n’aient pas voulu prendre le risque, était-ce une autocensure ou une censure institutionnalisée ? Je n’ai toujours pas de réponse
Mais de refus en réticences, personne n’a voulu prendre la responsabilité de montrer ce travail. Les commissaires rencontrés m’ont ouvertement dit que le risque était trop grand. Heureusement que l’artiste Kader Attia a vu l’exposition à Berlin et a voulu la présenter à La Colonie à Paris, un espace culturel privé.
Le fait que des institutions françaises publiques n’aient pas voulu prendre le risque, était-ce une autocensure ou une censure institutionnalisée ? Je n’ai toujours pas de réponse. Ces difficultés m’ont poussée à écrire ce prologue.

MEE : À partir de quelles sources avez-vous travaillé ?

SH : Ma famille, moi-même avons vécu dans les constructions issues de cette architecture de contre-révolution. J’ai grandi en voyant les traces persistantes de ces politiques coloniales en Algérie. Mais je me suis tenue à une stricte démarche universitaire avec un travail dans les archives militaires en France et en Algérie.
J’ai mené de nombreux entretiens avec des gens qui ont vécu dans ces camps mais aussi avec ceux qui ont pensé ces politiques d’architecture ou d’urbanisme, qu’ils soient civils ou militaires. J’avais pensé au début citer des extraits de leurs propos dans le livre. J’y ai renoncé très vite car j’ai senti que le sujet était trop sensible pour ces personnes et leurs réponses trop chargées de rancune, traumas, mauvaise conscience, censure.
Je ne voulais pas filtrer leur parole, pas plus que la retranscrire telle quelle. Certains étaient encore dans le déni total, comme ceux à qui je parlais de fil barbelé entourant ces camps de regroupement et qui niaient ce fait.
En travaillant avec des archives, la démarche a été très différente. Plus nuancée. Je pouvais révéler et étayer – en me basant sur des documents officiels, bien sélectionnés bien sûr – que ces camps existaient dès 1954. Et non 1957, comme certains chercheurs le prétendaient.


 
 
Un parachutiste contrôle l’identité d'’n paysan algérien dans les Monts Foum Toub, le 10 novembre 1954, lors d’une opération de nettoyage de l’armée française dans les Aurès (AFP)




MEE : Effectivement, l’objectivité académique de votre livre est solide. Était-ce aussi pour éviter toute disqualification de vos recherches ?

SH : Ce livre a été écrit sur une longue période. Je savais qu’on allait voir dans ce travail celui d’une Algérienne écrivant sur la France. Je ne voulais pas qu’on disqualifie ce livre en France en y voyant une entreprise de victimisation ou d’accusation. Il s’agit d’Histoire et de faits. Des archives ouvertes au public permettent de les découvrir.
Il s’est agi pour moi de faire un travail scientifique et, ce faisant, de passer de la colère humaine à une transmission de faits avec la possibilité de plusieurs interprétations de ces faits. Il m’a fallu constamment recouper ces faits. Tout ce travail m’a permis de poser enfin que le colonialisme est un fait à déconstruire et à rendre accessible à tous.

MEE : Pour revenir aux sources utilisées, vous ne citez que des sources françaises, mais aucune algérienne. Pourquoi ?

SH : L’objectif, en utilisant majoritairement ces sources, a été de comprendre, selon le mot de Frantz Fanon, « la psychologie du colonialisme » de la part des institutions coloniales. J’ai voulu me concentrer sur ces sources pour mieux saisir aussi ce que la révolution algérienne ou la guerre d’Algérie a signifié pour la France. Car la guerre d’Algérie a été aussi ce que j’appelle une guerre française en Algérie.
Selon moi, le coup d’État avorté de mai 1958 [le coup d’État mené à Alger par des généraux français partisans de l’Algérie française] a été aussi et surtout une question française. Il y a eu la chute de la IVe République, puis la Ve est advenue, tout cela à cause de – ou grâce à – la guerre d’Algérie. Je voulais entendre la seule voix française, des mémoires de Jacques Soustelle et du général Charles de Gaulle aux documents officiels des institutions civiles et militaires françaises.
Je n’aimerais pas être la personne qui révèlerait les politiques révolutionnaires. Il est clair que les Algériens ont lutté contre l’armée française car cette guerre a duré de 1954 à 1962. Prenez le film La Bataille d’Alger. Le réalisateur a voulu rendre hommage à la révolution algérienne, dont il a montré la lutte.


 
 
 
Image de La Bataille d’Alger, célèbre film de Gillo Pontecorvo, réalisé en 1966 (Universal)






Mais il a dévoilé aussi les techniques contre-révolutionnaires françaises. Or, ce film a pu être projeté par la suite dans des écoles militaires pour enseigner les techniques contre-révolutionnaires et révolutionnaires. Je n’aimerais pas que mon travail soit utilisé de la même façon, même si je sais que la vie d’un livre ne dépend pas de son auteure.

MEE : En quoi les politiques d’urbanisme ont-elles été, en Algérie, des politiques contre-révolutionnaires ?

SH : Ce mot contre-révolution est important car il était utilisé par l’armée française. Elle a parlé de guerre révolutionnaire/contre-révolutionnaire, guerre moderne, guerre subversive, guerre psychologique et même de guerre totale. Mais après la révolution algérienne, elle a utilisé les termes d’insurrection et contre-insurrection.
À travers des politiques urbaines, on a visé, organisé des populations civiles pour leur contrôle et dans un but de guerre
Pourquoi ce changement ? Car révolution signifiait la chute d’un pouvoir et d’un système établis. L’insurrection suppose juste un soulèvement temporaire et le terme est dépolitisé. J’ai utilisé le mot contre-révolution pour honorer et retrouver son pendant, le mot révolution. Je voulais montrer cette intersection entre les opérations militaires, les pratiques coloniales, l’architecture et l’urbanisme.
L’architecture est l’art de bâtir mais il est aussi celui d’organiser des terres et des populations. À travers des politiques urbaines, on a visé, organisé des populations civiles pour leur contrôle et dans un but de guerre.

MEE : Vous montrez que la guerre d’Algérie et les politiques coloniales contre-révolutionnaires sont aussi d’abord une bataille sémantique…

SH : L’armée française refusait de parler de camps et de concentration et utilisaient les mots centres et regroupement. On parlait d’événements et non de guerre. S’illustre là « l’écriture cosmétique » dont parlait Roland Barthes. Cette cosmétique qui faisait utiliser le mot pacification pour parler de guerre.
Même les militaires eux-mêmes, dans leurs écrits, usaient d’un langage particulier. Plus on montait dans la hiérarchie militaire, plus le langage se faisait cru et parlait de révolution, contre-révolution, guerre subversive – sans filtre.

MEE : Vous montrez aussi la confusion constante entre civil et militaire et entre population et combattant. Est-ce cette confusion qui explique cette architecture et cet urbanisme contre-révolutionnaires ?

SH : Absolument. La stratégie militaire est très intéressante car elle montre cette confusion. Par exemple, le plan de Constantine est présenté comme un plan de développement économique et social et de relance de l’industrie française en Algérie. Mais le général de Gaulle dit aussi que ce plan va aider à exploiter les richesses souterraines du Sahara algérien (pétrole et gaz).
J’ai voulu démontrer que ce plan était aussi une stratégique militaire, une relance de la guerre, mais autrement.

MEE : L’architecture et l’urbanisme comme continuité de la colonisation et de la colonialité par d’autres moyens ?

SH : Oui, et cela est très frappant avec l’arrivée de de Gaulle. Tous les plans d’urbanisme, les constructions diverses sont stratégiquement pensés pour maintenir et prolonger la présence de la France en Algérie. Même après l’indépendance, il s’est agi de pouvoir continuer à exploiter les ressources naturelles par ces divers plans non pas postcoloniaux mais néocoloniaux.
La signature des accords d’Évian n’a pas signifié la fin du colonialisme. Il fallait rester pour l’exploitation mais aussi pour les essais nucléaires […] Le colonialisme a pris le nom de coopération


MEE : Vous remontez le fil rouge d’une histoire algérienne qui passe par la guerre d’Indochine, puis par la Seconde Guerre mondiale. Vous le faites à travers les militaires et fonctionnaires français qui ont connu ces trois moments. Le cas le plus emblématique est celui de Maurice Papon...

SH : Papon a été fonctionnaire et collaborateur de Vichy. En tant qu’individu, il fait le lien entre nazisme et colonialisme. Après le régime de Vichy, il sert dans les colonies, en Algérie, puis il revient en France, nommé préfet de police de Paris. C’est lui qui ramène en métropole les officiers des Sections administratives urbaines utilisés en Algérie afin de faire la résorption des bidonvilles [relogements, officiellement, pour cause d’insalubrité, mais aussi pour lutter contre le développement du nationalisme] à Paris, Nanterre...

MEE : Ces politiques expérimentées en Algérie ont-elles essaimé ailleurs, en France métropolitaine puis dans d’autres pays ?

SH : J’ai essayé de montrer le rapport entre la résorption des bidonvilles en Algérie et celle en France, qui se sont quasiment faites en même temps. J’ai étudié le parcours de Paul Delouvrier. C’est lui qui a été chargé de la mise en application du plan de Constantine en Algérie. Puis il est nommé à Paris et est chargé de réaménager Paris et ses alentours. On lui doit la création des nouvelles villes, des grands ensembles et de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne. C’est la continuité de politiques expérimentées en Algérie et ramenées dans l’Hexagone, où elles sont officialisées et généralisées.
Pour l’international, l’école française de la contre-insurrection [doctrine militaire qui vise à obtenir le soutien de la population dans le cadre d’un conflit opposant un mouvement insurgé à une force armée, théorisée pour la première fois par l’armée française pendant la guerre d’Algérie] a vu certains éléments rejoindre l’OAS [l’Organisation de l’armée secrète, organisation politico-militaire clandestine française, créée le 11 février 1961 pour la défense de la présence française en Algérie par tous les moyens, y compris la violence à grande échelle].
Ils ont essaimé ailleurs, des États-Unis en Amérique du Sud, exportant leurs méthodes et « savoir-faire ». En pleine bataille d’Alger, une réunion avait été organisée à Buenos Aires entre officiers français, nord-américains et sud-américains pour internationaliser les méthodes développées en Algérie.
 J’ai voulu faire une démonstration en partant des textes militaires. Ceux-ci développaient d’abord une pratique qu’ils théorisaient ensuite. Ces politiques de contre-insurrection ont persisté, exportées aux États Unis, en Afghanistan, en Irak, en Bosnie et au Kosovo. Ce sont des politiques qui existent encore. Cela trace un lien entre fascisme d’une part, et colonialisme et impérialisme d’autre part. Faire ce lien est une façon de faire cesser les refus de voir ce qui, dans le présent, relève de ces politiques coloniales.

MEE : Vous citez d’ailleurs Michel Rocard qui, à l’occasion de la guerre d’Irak de 2003, republie son rapport sur les camps de regroupement en Algérie...

SH : Michel Rocard republie le rapport de 1959 car il comprend le lien entre la guerre d’Irak s’annonçant et les politiques coloniales déployées en Algérie. Il écrit alors que les problèmes politiques ne peuvent pas être résolus par des opérations militaires et qu’il ne faut surtout pas répéter les erreurs et violences du passé, un passé très proche.

MEE : Au passage, vous déboulonnez une figure de l’anticolonialisme qui semblait pourtant solide, celle de Germaine Tillion...

SH : Cette partie a été difficile à écrire pour moi. Je voulais interroger le fait que cette ethnologue internée à Ravensbrück [camp de concentration nazi en Allemagne], où sa propre mère est morte, n’ait pas vu les camps de regroupement dans les Aurès, où elle avait été missionnée par les autorités françaises. Je me suis plongée dans ses livres avec une seule question : pourquoi ? Pourquoi cette ancienne résistante, qui a lutté contre l’univers concentrationnaire nazi, n’a pas voulu dire.
On a pu lui poser cette question et Germaine Tillion a répondu qu’elle ne se considérait pas comme « témoin ». Or, les Aurès ont accueilli les premiers sursauts révolutionnaires et les premiers camps. Elle était présente dans cette région à l’époque. Plus tard, elle parlera de la torture mais pas des camps. Mais elle n’est qu’un exemple parmi d’autres de ceux qui ont refusé de voir et dire.


 
 
 
Un soldat français utilise un détecteur de mines sur les passants à Alger, le 16 janvier 1957, pendant la guerre d’indépendance (AFP)








MEE : Quelles ont été les conséquences de ces politiques sur la jeune Algérie indépendante mais aussi après ?

SH : Ce qui s’est passé a été un crime contre l’humanité. Les conséquences se font sentir encore. Le nombre de gens déplacés est énorme. Trois millions de personnes ont été déplacées, en exode interne provoqué ou regroupées dans des camps. C’était un tiers d’une population qui comptait neuf millions d’Algériens en 1954 pour un million d’Européens.
Je fais référence aux chiffres proposés par Pierre Bourdieu et Michel Cornaton. L’armée française avait aussi quelques chiffres. Mais ils ne restent pas fiables. Comme ne le sont pas ceux des massacres du 8 juin 45 [dans les régions de Sétif et Guelma, considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance] et ceux d’octobre 61 [répression meurtrière, par la police française, d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du Front de libération nationale].
Ceux qui ont échappé aux camps ont été mis dans des logements dits semi-urbains, mal construits, comme des cellules. Ces politiques ont défiguré le paysage urbain et rural du pays mais surtout déraciné des millions de personnes. Cela a eu des conséquences sociales, économiques mais aussi anthropologiques et psychologiques. Cela a déstructuré les cellules familiales.
Il s’agissait de casser les solidarités. Réduire l’espace habitable signifiait réduire les tailles des familles, leur imposer un modèle de vie à la française
Les logements du plan de Constantine, par exemple, étaient des appartements très petits. Or, les familles algériennes sont intergénérationnelles. Ce modèle familial était impossible dans ces tout petits logements. Mais les autorités françaises étaient très stratégiques avec ce plan : il s’agissait de casser les solidarités. Réduire l’espace habitable signifiait réduire les tailles des familles, leur imposer un modèle de vie à la française. Il y a eu aussi une déculturation de ces familles déplacées.

MEE : Voyez-vous un lien entre les débats actuels en France sur le voile, la place de l’islam, etc. comme les symptômes d’une histoire algérienne passée, mais qui ne passe pas ?

SH : J’essaie de comprendre le présent à travers l’évolution des mots. En Algérie, on a appelé les Algériens les indigènes, avec le code de l’indigénat. Après la Seconde Guerre mondiale, après la chute du fascisme, ce n’était plus tenable de maintenir un tel code. Mais le terme « musulman » est venu remplacer le terme indigène.
Cette obsession de la femme musulmane aussi se retrouve dans des directives militaires qu’ils appelaient « Action sur les milieux féminins en Algérie ». C’est un processus colonialiste, raciste et orientaliste qui se retrouve dans diverses directives coloniales qui ne concernaient que les femmes algériennes.
Il me semble évident que l’islamophobie est en lien avec la colonisation, cette guerre de la France en Algérie et cette guerre globale contre le terrorisme.

mardi 4 février 2020

L'Islam de la colonie à la place de la république


 Au moment où l'Islam de France fait l'objet d'une attaque en règle, la parution du livre d'Olivier Le Cour Grandmaison arrive à point por remettre les pendules à l'heure. L'historien et le juriste nous éclaire sur le sinueux parcours de la colonisation française en vue d'amadouer le nationalisme et la résistance populaires afin de le rendre soluble dans la république de Jules Ferry...Ici, une récension de cet ouvrage parue dans la revue                          DIACRITIK


                   — Le magazine qui met l'accent sur la culture —

 le texte est signé de Afifa Bererhi



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Irréversibles représentations de l’islam dans la société française : Olivier Le Cour Grandmaison




lien : https://diacritik.com/2020/01/30/irreversibles-representations-de-lislam-dans-la-societe-francaise-olivier-le-cour-grandmaison/ 


Spécialiste des questions liées à la colonisation et l’histoire coloniale, Olivier Le Cour Grandmaison a publié en octobre 2019 aux éditions de La Découverte, « Ennemis Mortels » Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale. L’ouvrage est dense et sa démarche prospective, dressant un état des lieux de ce qui s’est écrit à propos de l’islam et des musulmans des colonies, tout particulièrement l’Algérie, au XIXe et au XXe siècle.



Présent lors de l’édition de 2015, Olivier Le Cour Grandmaison verra certainement son nouveau livre en bonne place lors du prochain Maghreb des livres qui se tiendra du 7 au 9 février 2020 à la mairie de Paris, dans les salons de l’Hôtel de ville. Cette manifestation, œuvre majeure de l’Association « Coup de soleil », en sera à sa 26ème édition. Le succès rencontré au cours des précédentes années ne s’est jamais démenti tant les programmes proposés font la place large aux productions des deux rives de la Méditerranée. Lieu d’échanges et de dialogues exemplaire, le Maghreb des livres, est depuis devenu « Maghreb-Orient des livres ». Changement de dénomination qui souligne l’unité culturelle et civilisationnelle de ces deux espaces accueillis en France.

A qui découvrirait Olivier Le Cour Grandmaison avec Ennemis mortels, il est utile de rappeler que précédemment à cet ouvrage, Olivier Le Cour Grandmaison, professeur en sciences politiques et philosophie politique à l’université d’Evry-Val d’Essonne, spécialiste de la question coloniale, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à ce sujet, dont, entre autres, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, en 2005. 

Plus récemment en 2014, cet autre livre remarquable, L’empire des hygiénistes, dans lequel il démontre par la force de l’argumentation, comment l’intérêt porté à la santé et l’hygiène dans les colonies, notamment en Algérie, n’était guidé que par le souci permanent de promouvoir la colonisation, source d’enrichissement de la Métropole. Le bien-être des colons et accessoirement celui des indigènes, la force de travail nécessaire et indispensable au développement économique de la France, est perçu comme un paramètre fondamental participant d’une politique à mener dans l’édification d’une « colonisation réussie ».


Une « colonisation réussie » s’appuie également sur la prise en considération – avec un souci de hiérarchisation par rapport à l’Occident chrétien – de la culture et du culte de l’indigène, en l’occurrence, l’arabo-berbère musulman. C’est l’objet du dernier paru, Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale. L’ouvrage est tout aussi dense que L’empire des hygiénistes et sa démarche prospective, semblable ; un état des lieux de ce qui s’est écrit à propos de l’islam et des musulmans des colonies, tout particulièrement l’Algérie, durant les XIXe et XXe siècles. Les références très abondantes relèvent de différents domaines, ainsi sont cités : anthropologues, géographes, sociologues, historiens, politistes, académiciens, militaires, écrivains… dont les propos entrent en résonnance même lorsqu’il y a discordance d’approche. Dans le système d’échoïsation des voix ainsi créé par la démarche observée par Olivier Le Cour Grandmaison, l’exposé thématique est  systématiquement  adossé aux citations bibliographiques massives et tient lieu à la fois de thèse se conjuguant à l’antithèse, de démonstration par recoupement et d’argumentation qui, tous ensemble, donnent à la dissertation que présente l’auteur un caractère irréfutable.
Durant ces siècles de colonisation, la hiérarchisation des races est au fondement du principe décrété de la supériorité de la race blanche occidentale qu’il fallait ériger, par tous moyens, discursif, institutionnel, actions sur le terrain… en « Vérité » justifiant et légitimant la « nécessité » coloniale dite émancipatrice, rédemptrice, porteuse de progrès humains et civilisationnels.
Dans cette perspective, la politique coloniale bute sur cette majorité écrasante d’indigènes musulmans dont tous les péchés et travers dérivent de leur religion. L’islam est perçu comme rétrograde, obscurantiste, faisant obstacle à toute possibilité d’évolution et est source de dépravation généralisée. Il n’est que de citer le maître à penser de la IIIème République, Ernest Renan, dans sa conférence « L’islam et la science » :
« Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement (…) la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de ne rien apprendre ni de s’ouvrir à aucune idée nouvelle ».

Et de conclure : « Pour la raison humaine, l’islamisme n’a été que nuisible… Il a fait des pays qu’il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l’esprit ».


Partant de ces préconçus, générateurs d’une stéréotypie de la stigmatisation dont s’emparent toutes les disciplines, la littérature du dénigrement généralisé s’installe, suscité par le rénanisme triomphant. De par sa prééminence, l’exotisme fait florès avec l’estampille de la caractérisation. S’en suit la hiérarchisation des races, des religions, des aptitudes intellectuelles, des comportements moraux et sociaux. La discrimination et l’ostracisme convergent dans la visée de la dégradation avilissante du « sujet musulman ». Tout se conjugue pour qu’au final se trouve irrémédiablement actée l’islamophobie.

Pour les besoins de la démonstration, cinq chapitres y sont consacrés, chacun développant un aspect particulier. Chacune des caractérisations du musulman, invariablement négatives, plaident pour une politique coloniale coercitive et ségrégative.
La perception toute négative de l’islam, ressenti comme « un péril », fait l’unanimité. Partagée par tous, elle incline à faire croire que cette religion constitue un frein à la domination coloniale qui, elle, est persévérante et sans faille. Cette vision outrageante est généralisée, parfois modulée lorsque, par ruse stratégique, la reconnaissance formelle de l’Autre musulman est jugée favorable à la stabilité et la sécurité nécessaires à la pérennité de l’implantation coloniale triomphante. Des exemples en sont donnés, dont la politique du maréchal Lyautey exercée au Maroc selon le principe de diviser pour régner, ici retranscrit en ses propres termes :

            Je n’ignore pas que dans le domaine religieux comme dans le domaine politique, nous avons intérêt à diviser plutôt qu’à unifier.


Aussi préconise-t-il de travailler à l’«unité de l’islam français », « seule garantie contre un mal bien pire : l’unité de tout l’islam, y compris le nôtre sous la primauté d’un chef étranger ou hostile ». Pour l’effectivité de cette action, il y avait tout lieu de reconnaitre au sultan sa qualité de chef religieux et politique, et Lyautey de souligner que ce dignitaire est le « plus efficace de (leurs) atouts, il « deviendra l’instrument de la politique française ».
Politique de bonne convenance, s’il en est, mais dont les arrières pensées ne font guère de doute tant « les colonialistes rivalisaient d’ardeur dans l’asservissement et la dislocation de l’islam » comme le note Ferhat Abbas dans La nuit coloniale.
Autre exemple de rapprochement tactique, l’édification en 1922 de la Grande mosquée de Paris au motif de rendre hommage aux milliers de musulmans morts durant la Grande Guerre. Un geste honorifique, certainement louable dans l’absolu et qui par ailleurs cadre parfaitement avec l’objectif de Lyautey d’un « islam français » en conformité avec la République coloniale. Dans le même sens, il y a lieu de noter la création à Alger du Cercle des Oulémas réformistes reconnus pour être ouverts à un islam « émancipateur » souhaité par les pouvoirs coloniaux parce que susceptible de faire reculer l’insécurité dont ils font état. Sur le plan de l’éducation, sans déroger aux principes d’un Jules Ferry, fréquemment cité du fait de sa qualité d’architecte du modèle éducatif dans l’Algérie coloniale où l’on distingue école publique et école indigène, des lycées franco-musulmans sont ouverts dont la finalité est de former des élites musulmanes – courroie de passation – porteuses des idéaux français et susceptibles de les transmette à leurs coreligionnaires.

Une main semble tendue vers l’indigène musulman à la manière d’un Machiavel auteur de son œuvre célèbre, Le Prince, cité en texte, pour encore mieux décrire la politique coloniale à l’égard de l’islam et de ses adeptes qu’on voudrait remodeler pour en faire un partenaire tout en le maintenant dans son statut de sujet et pour fonder, avec son assentiment, « l’islam d’Occident » comme on prône aujourd’hui « l’islam de France » dans un contexte géopolitique certes autre, mais dont les concernés demeurent les mêmes : les émigrés musulmans dont la présence de plus en plus massive représente, aux yeux des occidentaux, « une menace », « un péril ». Entre hier et aujourd’hui,  il y a un invariant, le musulman et les funestes représentations dont on l’affuble. Il suffit de collationner ce qui s’écrit et se dit aujourd’hui pour faire l’amer et regrettable constat de la persistance séculaire de l’islamophobie comme le fait remarquer l’auteur dans sa « Remarque » : De l’islamophobie savante à l’époque coloniale à l’islamophobie contemporaine ». Lisons :

« Savante puis littéraire, et sans doute assez populaire, l’islamophobie de la République impériale présente de nombreuses analogies thématiques avec l’islamophobie contemporaine. Aujourd’hui quelques-uns de ses plus virulents représentants redécouvrent certains textes de cette période qu’ils éditent de nouveau pour lester leurs diatribes antimusulmanes d’une légitimité pseudo scientifique. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 commis par les terroristes d’Al Qaïda aux Etats-Unis, parfois avant, la situation a beaucoup évolué. C’est dans ce contexte a été réhabilitée la fiction réaliste du Capitaine A et Yvons de Saint-Gouric,  Mektoub, publiée en 1923 qui narre les amours malheureuses d’une Française et d’un musulman algérien. Le 8 juillet 2015, sur le site d’extrême droite Jeune Nation, l’auteur anonyme d’une note consacrée à ce roman rappelle qu’il est essentiel de « se plonger » de nouveau « dans des livres anciens pour comprendre la situation actuelle (et ses conséquences) ».

« Ô phobie ! »

L’étude d’Olivier Le Cour Grandmaison porte certes sur la période coloniale. Elle est toutefois, implicitement, une invitation à observer le contemporain pour constater que, d’une certaine manière, nous sommes dans la continuité des perceptions des siècles passés. Le présent se décline au miroir du passé, un passé qui se reproduit tragiquement et à une plus grande échelle géographique. Le conflit des civilisations est mis en exergue après la perte des colonies. Comme pour s’en venger, croirait-on, on fabrique activement des représentations du musulman, au mieux rétif aux principes républicains, et au pire, terroriste, opérant de la manière la plus sanglante en Afrique et en Orient, là où précisément la colonisation s’est implantée ; opérant aussi et partiellement en Europe. Cette autre image du musulman sanguinaire apparaît sournoisement comme une nécessité pour agir sur la psychologie des foules et justifier l’internationalisation des guerres conduites par les puissances de l’Occident. L’ingérence serait de bon droit ; elle se profile aussi derrière les ONG paradoxalement au service des politiques gouvernementales occidentales et agissant au titre de la mondialisation, de la globalisation, qu’accompagne une législation adossée aux principes nobles des libertés et droits de l’homme, l’indiscutable argument qui ouvre la voie à l’ingérence et aux pires scènes de massacres humains… entre musulmans !
A une échelle plus petite, nationale, la perception du musulman fanatique est utile car elle sert d’argument pour le nationalisme tout aussi radical de l’extrême droite qui, montant en puissance, en vient à faire fi des principes républicains intangibles dont elle se réclame.
Ainsi, le livre d’Olivier Le Cour Grandmaison, par son exposé et les conclusions qu’on en vient à tirer, pointe surtout, nous semble-t-il,  le paradoxe dans lequel se confine les politiques mises en œuvre, régissant le rapport à l’Autre, qui, au final, constituent non pas un adjuvant à la paix dans le monde, si recherchée, mais bien un obstacle. De fait, rien de révolutionnaire, rien de fondamentalement changé dans les postures politiques depuis la IIIème République. Le focus sur l’islamophobie n’étant que l’exemple le plus parlant parce que le plus voyant. Plus profondément ce livre est une incitation, aujourd’hui, à réfléchir autrement la relation entre les sphères endogène et exogène. Quelle philosophie à naître pourrait répondre à cette attente ?





Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels » – Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Paris, La Découverte, 2019. 23€

20 Aout 55, les blessures sont encore béantes

  Propos sur le 20 Aout 1955 à Philippeville/Skikda  Tout a commencé par une publication de Fadhela Morsly, dont le père était à l’époqu...