Au moment où l'Islam de France fait l'objet d'une attaque en règle, la parution du livre d'Olivier Le Cour Grandmaison arrive à point por remettre les pendules à l'heure. L'historien et le juriste nous éclaire sur le sinueux parcours de la colonisation française en vue d'amadouer le nationalisme et la résistance populaires afin de le rendre soluble dans la république de Jules Ferry...Ici, une récension de cet ouvrage parue dans la revue DIACRITIK
— Le magazine qui met l'accent sur la culture —
le texte est signé de Afifa Bererhi
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Irréversibles représentations
de l’islam dans la société française : Olivier Le Cour Grandmaison
lien : https://diacritik.com/2020/01/30/irreversibles-representations-de-lislam-dans-la-societe-francaise-olivier-le-cour-grandmaison/
Spécialiste des questions liées à la colonisation
et l’histoire coloniale, Olivier Le Cour Grandmaison a publié en octobre 2019
aux éditions de La Découverte, « Ennemis Mortels » – Représentations
de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale.
L’ouvrage est dense et sa démarche prospective, dressant un état des lieux de
ce qui s’est écrit à propos de l’islam et des musulmans des colonies, tout
particulièrement l’Algérie, au XIXe et au XXe siècle.
Présent lors de l’édition de 2015, Olivier Le Cour Grandmaison verra
certainement son nouveau livre en bonne place lors du prochain Maghreb des
livres qui se tiendra du 7 au 9 février 2020 à la mairie de Paris, dans les
salons de l’Hôtel de ville. Cette manifestation, œuvre majeure de l’Association
« Coup de soleil », en sera à sa 26ème édition. Le succès
rencontré au cours des précédentes années ne s’est jamais démenti tant les
programmes proposés font la place large aux productions des deux rives de la
Méditerranée. Lieu d’échanges et de dialogues exemplaire, le Maghreb des
livres, est depuis devenu « Maghreb-Orient des livres ». Changement
de dénomination qui souligne l’unité culturelle et civilisationnelle de ces
deux espaces accueillis en France.
A qui découvrirait Olivier Le Cour Grandmaison avec Ennemis
mortels, il est utile de rappeler que précédemment à cet ouvrage, Olivier
Le Cour Grandmaison, professeur en sciences politiques et philosophie politique
à l’université d’Evry-Val d’Essonne, spécialiste de la question coloniale, est
l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à ce sujet, dont, entre autres, Coloniser.
Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, en 2005.
Plus récemment en 2014, cet autre livre remarquable, L’empire des
hygiénistes, dans lequel il démontre par la force de l’argumentation,
comment l’intérêt porté à la santé et l’hygiène dans les colonies, notamment en
Algérie, n’était guidé que par le souci permanent de promouvoir la
colonisation, source d’enrichissement de la Métropole. Le bien-être des colons
et accessoirement celui des indigènes, la force de travail nécessaire et
indispensable au développement économique de la France, est perçu comme un
paramètre fondamental participant d’une politique à mener dans l’édification
d’une « colonisation réussie ».
Une « colonisation réussie » s’appuie
également sur la prise en considération – avec un souci de hiérarchisation par
rapport à l’Occident chrétien – de la culture et du culte de l’indigène, en
l’occurrence, l’arabo-berbère musulman. C’est l’objet du dernier paru, Ennemis
mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à
l’époque coloniale. L’ouvrage est tout aussi dense que L’empire des
hygiénistes et sa démarche prospective, semblable ; un état des lieux
de ce qui s’est écrit à propos de l’islam et des musulmans des colonies, tout
particulièrement l’Algérie, durant les XIXe et XXe
siècles. Les références très abondantes relèvent de différents domaines, ainsi
sont cités : anthropologues, géographes, sociologues, historiens, politistes,
académiciens, militaires, écrivains… dont les propos entrent en résonnance même
lorsqu’il y a discordance d’approche. Dans le système d’échoïsation des voix
ainsi créé par la démarche observée par Olivier Le Cour Grandmaison, l’exposé
thématique est systématiquement adossé aux citations
bibliographiques massives et tient lieu à la fois de thèse se conjuguant à
l’antithèse, de démonstration par recoupement et d’argumentation qui, tous
ensemble, donnent à la dissertation que présente l’auteur un caractère irréfutable.
Durant ces siècles de colonisation, la hiérarchisation
des races est au fondement du principe décrété de la supériorité de la race
blanche occidentale qu’il fallait ériger, par tous moyens, discursif,
institutionnel, actions sur le terrain… en « Vérité » justifiant et
légitimant la « nécessité » coloniale dite émancipatrice,
rédemptrice, porteuse de progrès humains et civilisationnels.
Dans cette perspective, la politique coloniale bute
sur cette majorité écrasante d’indigènes musulmans dont tous les péchés et
travers dérivent de leur religion. L’islam est perçu comme rétrograde,
obscurantiste, faisant obstacle à toute possibilité d’évolution et est source
de dépravation généralisée. Il n’est que de citer le maître à penser de la IIIème République,
Ernest Renan, dans sa conférence « L’islam et la science » :
« Toute personne un peu instruite des choses
de notre temps voit clairement (…) la nullité intellectuelle des races qui
tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux
qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné
l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa
tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de ne rien apprendre ni
de s’ouvrir à aucune idée nouvelle ».
Et de conclure : « Pour la raison humaine, l’islamisme n’a été que nuisible… Il a fait des pays qu’il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l’esprit ».
Partant de ces préconçus, générateurs d’une
stéréotypie de la stigmatisation dont s’emparent toutes les disciplines, la
littérature du dénigrement généralisé s’installe, suscité par le rénanisme
triomphant. De par sa prééminence, l’exotisme fait florès avec l’estampille de
la caractérisation. S’en suit la hiérarchisation des races, des religions, des
aptitudes intellectuelles, des comportements moraux et sociaux. La
discrimination et l’ostracisme convergent dans la visée de la dégradation
avilissante du « sujet musulman ». Tout se conjugue pour qu’au final
se trouve irrémédiablement actée l’islamophobie.
Pour les besoins de la démonstration, cinq chapitres y
sont consacrés, chacun développant un aspect particulier. Chacune des
caractérisations du musulman, invariablement négatives, plaident pour une
politique coloniale coercitive et ségrégative.
La perception toute négative de l’islam, ressenti
comme « un péril », fait l’unanimité. Partagée par tous, elle incline
à faire croire que cette religion constitue un frein à la domination coloniale
qui, elle, est persévérante et sans faille. Cette vision outrageante est
généralisée, parfois modulée lorsque, par ruse stratégique, la reconnaissance
formelle de l’Autre musulman est jugée favorable à la stabilité et la sécurité
nécessaires à la pérennité de l’implantation coloniale triomphante. Des
exemples en sont donnés, dont la politique du maréchal Lyautey exercée au Maroc
selon le principe de diviser pour régner, ici retranscrit en ses propres
termes :
Je n’ignore pas que dans le domaine religieux comme dans le domaine politique, nous avons intérêt à diviser plutôt qu’à unifier.
Aussi préconise-t-il de travailler à l’«unité de l’islam français »,
« seule garantie contre un mal bien pire : l’unité de tout l’islam, y
compris le nôtre sous la primauté d’un chef étranger ou hostile ». Pour
l’effectivité de cette action, il y avait tout lieu de reconnaitre au sultan sa
qualité de chef religieux et politique, et Lyautey de souligner que ce
dignitaire est le « plus efficace de (leurs) atouts, il « deviendra
l’instrument de la politique française ».
Politique de bonne convenance, s’il en est, mais dont
les arrières pensées ne font guère de doute tant « les colonialistes
rivalisaient d’ardeur dans l’asservissement et la dislocation de l’islam »
comme le note Ferhat Abbas dans La nuit coloniale.
Autre exemple de rapprochement tactique, l’édification
en 1922 de la Grande mosquée de Paris au motif de rendre hommage aux milliers
de musulmans morts durant la Grande Guerre. Un geste honorifique, certainement
louable dans l’absolu et qui par ailleurs cadre parfaitement avec l’objectif de
Lyautey d’un « islam français » en conformité avec la République
coloniale. Dans le même sens, il y a lieu de noter la création à Alger du
Cercle des Oulémas réformistes reconnus pour être ouverts à un islam
« émancipateur » souhaité par les pouvoirs coloniaux parce que
susceptible de faire reculer l’insécurité dont ils font état. Sur le plan de
l’éducation, sans déroger aux principes d’un Jules Ferry, fréquemment cité du
fait de sa qualité d’architecte du modèle éducatif dans l’Algérie coloniale où
l’on distingue école publique et école indigène, des lycées franco-musulmans
sont ouverts dont la finalité est de former des élites musulmanes – courroie de
passation – porteuses des idéaux français et susceptibles de les transmette à
leurs coreligionnaires.
Une main semble tendue vers l’indigène musulman à la
manière d’un Machiavel auteur de son œuvre célèbre, Le Prince, cité en
texte, pour encore mieux décrire la politique coloniale à l’égard de l’islam et
de ses adeptes qu’on voudrait remodeler pour en faire un partenaire tout en le
maintenant dans son statut de sujet et pour fonder, avec son assentiment,
« l’islam d’Occident » comme on prône aujourd’hui « l’islam de
France » dans un contexte géopolitique certes autre, mais dont les
concernés demeurent les mêmes : les émigrés musulmans dont la présence de
plus en plus massive représente, aux yeux des occidentaux, « une
menace », « un péril ». Entre hier et aujourd’hui, il y a
un invariant, le musulman et les funestes représentations dont on l’affuble. Il
suffit de collationner ce qui s’écrit et se dit aujourd’hui pour faire l’amer
et regrettable constat de la persistance séculaire de l’islamophobie comme le
fait remarquer l’auteur dans sa « Remarque » : De l’islamophobie
savante à l’époque coloniale à l’islamophobie contemporaine ».
Lisons :
« Savante puis littéraire, et sans doute assez
populaire, l’islamophobie de la République impériale présente de nombreuses
analogies thématiques avec l’islamophobie contemporaine. Aujourd’hui
quelques-uns de ses plus virulents représentants redécouvrent certains textes
de cette période qu’ils éditent de nouveau pour lester leurs diatribes
antimusulmanes d’une légitimité pseudo scientifique. Depuis les attentats
du 11 septembre 2001 commis par les terroristes d’Al Qaïda aux Etats-Unis,
parfois avant, la situation a beaucoup évolué. C’est dans ce contexte a été
réhabilitée la fiction réaliste du Capitaine A et Yvons de Saint-Gouric,
Mektoub, publiée en 1923 qui narre les amours malheureuses d’une
Française et d’un musulman algérien. Le 8 juillet 2015, sur le site d’extrême
droite Jeune Nation, l’auteur anonyme d’une note consacrée à ce roman rappelle
qu’il est essentiel de « se plonger » de nouveau « dans des
livres anciens pour comprendre la situation actuelle (et ses conséquences) ».
« Ô phobie ! »
L’étude d’Olivier Le Cour Grandmaison porte certes sur
la période coloniale. Elle est toutefois, implicitement, une invitation à
observer le contemporain pour constater que, d’une certaine manière, nous
sommes dans la continuité des perceptions des siècles passés. Le présent se
décline au miroir du passé, un passé qui se reproduit tragiquement et à une
plus grande échelle géographique. Le conflit des civilisations est mis en
exergue après la perte des colonies. Comme pour s’en venger, croirait-on, on
fabrique activement des représentations du musulman, au mieux rétif aux principes
républicains, et au pire, terroriste, opérant de la manière la plus sanglante
en Afrique et en Orient, là où précisément la colonisation s’est
implantée ; opérant aussi et partiellement en Europe. Cette autre image du
musulman sanguinaire apparaît sournoisement comme une nécessité pour agir sur
la psychologie des foules et justifier l’internationalisation des guerres
conduites par les puissances de l’Occident. L’ingérence serait de bon
droit ; elle se profile aussi derrière les ONG paradoxalement au service
des politiques gouvernementales occidentales et agissant au titre de la
mondialisation, de la globalisation, qu’accompagne une législation adossée aux
principes nobles des libertés et droits de l’homme, l’indiscutable argument qui
ouvre la voie à l’ingérence et aux pires scènes de massacres humains… entre
musulmans !
A une échelle plus petite, nationale, la perception du
musulman fanatique est utile car elle sert d’argument pour le nationalisme tout
aussi radical de l’extrême droite qui, montant en puissance, en vient à faire
fi des principes républicains intangibles dont elle se réclame.
Ainsi, le livre d’Olivier Le Cour Grandmaison, par son exposé et les
conclusions qu’on en vient à tirer, pointe surtout, nous semble-t-il, le
paradoxe dans lequel se confine les politiques mises en œuvre, régissant le
rapport à l’Autre, qui, au final, constituent non pas un adjuvant à la paix
dans le monde, si recherchée, mais bien un obstacle. De fait, rien de
révolutionnaire, rien de fondamentalement changé dans les postures politiques
depuis la IIIème République. Le focus sur l’islamophobie n’étant que
l’exemple le plus parlant parce que le plus voyant. Plus profondément ce livre
est une incitation, aujourd’hui, à réfléchir autrement la relation entre les
sphères endogène et exogène. Quelle philosophie à naître pourrait répondre à
cette attente ?
Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis
mortels » – Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France
à l’époque coloniale, Paris, La Découverte, 2019. 23€
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