Discret, compétent et affable...l'ancien et l'unique gouverneur indépendant de la Banque d'Algérie, le père de la loi sur la monnaie et le crédit sous l'autorité de Mouloud Hamrouche, fait ici un bilan au bistouri de la crise algérienne. Cet enfant du M'zab, de l'Algérie profonde et studieuse, de l'Algérie qui avance et qui ne crains personne, mis à la retraite anticipée par Bouteflika, parle comme le ferait un Mozabite, sans éclats et surtout sans rancoeur...voici son interview par l'ami Fayçal Métaoui...ça fait 2 monstres sacrés pour rendre l'Algérie lisible, crédible et besogneuse...le premier acte de souveraineté de Bouteflika a été d'abroger la loi sur la monnaie et le crédit promulguée par Chadli à l'instigation de Mouloud Hamrouche, de Ghazi Hidouci et de Abderrahmane Hadj Nacer, respectivement chef du gouvernement, ministre des finances et Gouverneur de la Banque Centrale...
Abderrahmane Hadj-Nacer : «Nous reproduisons l'échec en permanence»
le 05.08.11 | 01h00
| © Lyès. H.
La Martingale algérienne, réflexions sur une crise, l’essai de Abderrahmane Hadj-Nacer, publié en juin 2011 à Alger aux éditions Barzakh, est sans conteste le livre de la rentrée sociale. Il fait déjà débat dans un pays où l’on parle rarement des problèmes réels qui menacent les fondements même de l’Etat.
L’ancien gouverneur de la Banque centrale a été marginalisé pour avoir cru, un moment, à la possibilité de réformes économiques en Algérie, seule voie pour sortir de l’enlisement. Il est évident que le livre, destiné surtout aux jeunes, doit être lu par tous. Les vérités sont dites d’une manière crue avec un sens aigu de l’analyse et de l’explication. Abderrahmane Hadj-Nacer ne se contente pas de faire un constat mais propose des solutions, des formules, des idées, des clefs, pour sortir de la crise, à commencer par celle de la légitimité.
-Dans La Martingale algérienne, réflexions sur une crise, vous écrivez : «Mais qu’a-t-on fait de nos enfants ? On ne leur a rien transmis.» Rien transmis, pourquoi ?
L’origine du livre est celle-là. C’est le fait de rencontrer des jeunes, des gens de 20-30-40 ans, qui, dans le fond, ne comprennent pas ce qui s’est passé et pourquoi on en est là. Des jeunes qui n’ont pas connaissance de leur histoire, de leur profondeur sociologique et historique. Après analyse, on constate qu’on ne leur a pas enseigné l’histoire ancienne, préislamique, musulmane et celle de la colonisation. De temps en temps, on leur jette en pâture des mythes, des bribes d’histoire souvent écrits par des personnes qui ont essayé de nier l’histoire de l’Algérie. Nos enfants sont le fruit de la négation de leur propre histoire. Ils sont le fruit d’une tradition de nos dirigeants de zapper l’histoire et d’essayer de forger un homme nouveau à partir de leurs propres fantasmes.
Nous sommes dans un système d’éternels recommencements des erreurs. Des erreurs qui s’approfondissent parce qu’on ne tient pas compte de celles de nos ancêtres ni de celles de la génération précédente. A 15 ou 20 ans, le jeune est merveilleux, on voit que c’est de la bonne pâte. Au fur et à mesure qu’il avance dans l’âge, il devient une espèce d’ectoplasme qui rend service à ce système. D’où ma question : qu’a-t-on fait de nos enfants ? Je sais que c’est prétentieux, mais j’espère que ce livre sera lu surtout par des jeunes. Je souhaite que les 20-30-40 ans m’interpellent pour me donner leur avis et qu’ils sollicitent un débat.
-Pourquoi l’histoire de l’Algérie n’a pas été enseignée ?
Parce que les dirigeants ne connaissent pas l’histoire. L'histoire n’a pas été enseignée parce que ceux qui dirigent ne sont pas légitimes et ont peur de remonter le fil du temps et de démontrer leur illégitimité. Ils ont bien tenté de produire des fictions «légitimantes» qui n'ont pas réussi à s'installer dans le paysage mémoriel des Algériens. En 1962, ceux qui ont pris le pouvoir n’avaient pas légitimité pour le faire. Donc, ils ont zappé tout le passé, y compris préhistorique. Dès qu’on commence à construire un mythe historique, on est obligé de revenir aux fondamentaux, aux origines des royaumes, des dynasties, des institutions et, donc de remonter à eux.
-Vous écrivez qu’il est toujours difficile d’expliquer aux jeunes que l’Etat rustumide est la matrice du Maghreb central…
Un historien algérien, non mozabite, non ibadite, a dit que la matrice du Maghreb central est l’Etat rustumide. C’est une évidence. Pour la période islamique je veux dire. De la même façon que la matrice des Tunisiens sont les Hafsides et celle des Marocains les Idrissides. Mais il est difficile d’enseigner à des Algériens qu’ils furent tous rustumides, car cela signifie que nous avons tous été des ibadites. Dans l’exclusion permanente que nous avons de nous- mêmes, on leur dit oui, les Rustumides est un royaume qui a existé mais qui appartient aux mozabites. Or, les mozabites n’ont rien à voir avec les Rustumides.
La vallée du M’zab n’a jamais obéit à cette époque-là au royaume de Tihert. D’ailleurs, elle n’a pas été peuplée de gens originaires du royaume de Tihert qui furent minoritaires. Ce processus d’exclusion permanente fait qu’on ne peut enseigner à nos enfants l’histoire de leurs propres ancêtres. Ils sont donc dans le rejet. Rustumide = mozabite = minoritaires = khamssine fi eddine, etc. Si l’on arrive à dire à nos enfants qu’ils ont été ibadites puis chiites, devenus malékites, on peut renouer le fil et compléter le puzzle. On ne donne jamais à l’Algérien les éléments constitutifs de son puzzle pour qu’il élabore une personnalité dont il sera fier, ce qu’il lui permettra d’avancer.
-D’où votre insistance sur «la conscience de soi» dans l’essai…
Je travaille énormément en Tunisie, au Maroc, en Mauritanie et je constate que l’on s’accapare des éléments de notre propre histoire. Notre histoire est non seulement en jachère, mais elle est offerte aux autres. En Tunisie, ils disent que Massinissa comme saint Augustin leur appartiennent et que la Numidie et les Fatimides c’est eux ! Badji Caïd Essebssi, Premier ministre tunisien, a déclaré récemment : «Nous n’allons quand même pas régresser à l’ère de la Numidie.» Ilsrécupèrent tout. Idem lorsqu’on va au Maroc, ils revendiquent le roi Abdelmoumen qui a bâti des institutions au-delà de la constitution de la dynastie des Almohades.
Ce réflexe n’existe pas en Algérie du fait qu’on ait méprisé notre propre histoire. On n’a pas conscience de ce qu’on est. Donc, on n’existe pas. Au lieu d’exister positivement avec une stratification de notre histoire, nous existons négativement. Nous ne sommes pas des Marocains, des Tunisiens ou des Français. Qui sommes-nous ? Une case essentielle nous manque et fait qu’on n’avance pas.
-Cependant, dans le discours officiel, on évoque souvent «la légitimité révolutionnaire», la guerre de Libération nationale, cela revient régulièrement…
La seule légitimité sur laquelle repose le régime, c’est la légitimité dite révolutionnaire. Ce n’est pas la légitimité historique. Si nous étions dans la légitimité historique, nous aurions dû, dès 1962, reconnaître que la présidence aurait pu se jouer entre Ferhat Abbas et Messali Hadj. Or, on a voulu nier leur combat. Un combat fondamental. Après le Congrès de Tripoli, la révolution était celle de quelques hommes. La révolution signifiait alors la force contre la légitimité de l’histoire…
-Pourquoi les élites algériennes donnent l’impression parfois d’être soumises et peinent souvent à échapper aux manipulations diverses, comme vous le mentionnez dans le livre ?
Un peuple vaut ce que valent ses élites quelle que soit la période, quel que soit le pays. Les élites, c’est un enjeu fondamental. Les Français l’ont compris. Ils ont mis en place un processus d’exclusion et d’élimination des élites. Malheureusement, nous avons eu affaire à un régime post-indépendance qui était issu de la matrice technique française. N’oublions pas que certains, des anciens de l’armée ou de l’administration françaises, ont perpétué cette logique parce que eux-mêmes n’ayant pas de légitimité. Ils ne pouvaient pas faire face à une structure, à une élite organisée qui aurait permis non seulement de remettre en cause leur pouvoir mais de les amener à partager ce pouvoir avec eux et avec le reste de la population. Que fait-on à l’élite ? S’il n’y pas mort accidentelle, c’est le départ vers l’étranger ou l’achat par les promotions.
-Les nombreux assassinats d’intellectuels algériens durant les années 1990 obéissaient-ils à la même logique ?
Je ne vais pas entrer dans le débat du «qui tue qui». Je n’ai pas les moyens d’y entrer. Quels que soient les initiateurs de cette opération d’élimination des élites, cela correspondait tout à fait à la logique des maquis islamistes. On a vu la naissance de la violence au début des années 1990. Une logique exprimée dans la prise du pouvoir en 1962 comme au déclenchement de la guerre en 1954 même si la légitimité historique est tout autre. Cette logique de violence imposait l’élimination de ceux qui étaient capables de produire une idéologie contre la reproduction de cette logique de violence. Aujourd’hui, la violence n’est pas l’apanage du pouvoir, même si le pouvoir a en théorie le monopole de la violence. En Algérie, nous avons inversé les choses : c’est la violence qui a le monopole du pouvoir. C’est pour cela que pour arriver au pouvoir, il faut faire preuve de capacités supérieures à celui qui en détient le monopole.
Les seuls qui peuvent avoir des grilles de lecture sont les élites. La population le comprend, mais le rôle des élites est de conceptualiser et de proposer des alternatives. Aussi peut-on dire que, dans le fond, cette élimination d’intellectuels a été le fait de maquis islamiste, mais cela a servi les intérêts du pouvoir, car lui aussi était remis en cause. C’est pour cela que l’on est dans une situation trouble. A la limite, peu importe qui est l’initiateur. Il y avait comme une alliance objective de deux ennemis qui pouvaient se mettre d’accord sur le fait que les élites étaient là pour déranger.
-Une partie de l’élite n’est-elle pas complice du pouvoir en jouant le jeu?
La trahison des clercs existe. C’est quelque chose d’historique. D’abord, ce ne sont que des êtres humains. Vous pouvez les corrompre, leur faire du chantage. Il y a aussi des pleutres et des veules. Certains ont trahi et fonctionné avec le système. Sur le plan statistique, ils représentent la part de lâcheté qui existe dans chaque groupe social. Il y a aussi les autres qui n’ont pas accepté cette offre de service. Ce n’est donc pas inquiétant, c’est presque normal. Le taux de gens qui sont capables de liberté et d’autonomie est toujours faible… mais il existe et ce serait vouloir renoncer que les ignorer.
-Le pouvoir, il faut le dire, a joué sur la division des élites, arabophones contre francophones par exemple…
Soyons clairs : les élites ont joué aussi sur cela. En Algérie, l’arabe règne mais le français gouverne. Cette situation a été voulue dès l’indépendance par le nouveau régime. Il y a un accord de gestion post-colonial entre la France et l’Egypte au détriment de l’Algérie, devenu une espèce de condominium franco-égyptien. Il y a eu cette volonté d’affaiblir cette élite algérienne qui a montré une capacité d’absorption de la culture occidentale et d’adaptation au monde moderne tout en revendiquant son algérianité. Cette situation a déstabilisé les Français. Les Français ont pu enregistrer quelques victoires militaires mais pas sur le plan politique grâce à cette élite. Donc pour éviter que cette élite ne se reproduise à grande échelle, on a mis en place un système qui a défavorisé la culture du français et qui n’a pas favorisé la culture arabe.
On a vendu une espèce de sous-culture arabophone en réduisant les capacités intellectuelles de la population. Là, ni les élites ni les médersiens n’ont joué leur rôle. Les médersiens auraient pu faire alliance avec les élites francophones. Les médersiens se sont trouvés grugés par l’indépendance puisqu’ils ont perdu le pouvoir technique, alors qu’ils s’estimaient plus légitimes. Il est vrai qu’on les a écartés de l’administration. Les francophones ont eu une tendance à regarder les arabophones comme des infrahumains qu’il fallait contrer. Ceux-là se sont vengés en créant une base sociale qui a été ignorée et méprisée par l’élite francophone. Cette base a permis plus tard l’émergence de personnes pour qui la religiosité est adoptée plus par réflexe pavlovien que par réflexion. En outre, il faut le souligner, les élites francophones et arabophones, occupées à des oppositions factices parce que loin des intérêts nationaux, ont participé à la suppression de l’histoire et de la philosophie dans l’enseignement.
-Vous dites que personne ne fait confiance à l’existence d’un l’Etat malgré l’existence «d’une administration pléthorique et d’une police répressive». D’où vient ce manque de confiance ?
Prenons l’exemple du maire de Zéralda. Encore une fois, je prends mes précautions, je ne connais pas la réalité. Ce que rapportent les journaux signifierait qu’aujourd’hui, la mafia a la prévalence sur le fonctionnement de la justice concernant un citoyen devenu maire qui a essayé de faire son travail. Tout est comme cela. A partir du moment où l’arbitraire l’emporte sur la règle de droit, évidemment, il n’y a plus d’Etat. Il y a une expression d’Alger que j’adore et qui m’a permis de travailler convenablement à la Banque centrale et que m’a rappelé un jeune employé qui m’a dit : «El Had,j a'tina gramme qima ou khatik.» Il suffit de donner à l’Algérien son droit, y compris le plus basique. Ce n’est pas de l’argent. Ce qui motive le plus l’Algérien est l’égalité du traitement. Si l’on est juste avec lui et que l’on fasse en sorte qu'il participe à la décision, on peut faire ensemble ce qu’on veut. C’est une richesse exceptionnelle. C’est le rôle de l’Etat.
La légitimité de l’Etat, c’est la justice, le droit à l’Etat de droit. Or, c’est cela qui est remis en cause aujourd’hui. Je peux multiplier les exemples. Quand vous avez un policier qui refuse d’intervenir alors qu’il assiste à l’agression d’une jeune femme dans la rue… Petit à petit, des tas de couches se superposent permettant de dire qu’il n’y a plus d’Etat. Idem pour l’économie. Pour la même marchandise, un importateur paye les droits de douane et un autre fait entrer ses containers en pleine nuit sans rien payer ! Avec le temps, tous les pans de l’Etat finissent par disparaître. Il n’y a plus de confiance. Aujourd’hui, si vous avez un problème de sécurité, vous avez peur d’aller au commissariat déposer une plainte car vous ne savez pas comment vous allez être accueilli. Dans le domaine économique, on favorise les rentiers par rapport aux producteurs, l’informel au détriment du formel.
-Et pourquoi l’informel est-il favorisé ?
Parce que le pouvoir est informel, parce que l’adresse qu’on nous montre ne correspondant pas à l’adresse où se prend la décision. En économie, l’adresse où se font les transactions n’est pas celle où elle devrait être. Et tout est comme cela. Ce n’est pas un hasard. C’est une logique qui est évidente. Ce n’est pas une question d’incapacité de contrôler des marchés tels que Tadjnent, Bir El Ater ou tous les «Dubaï» qui apparaissent ici et là. C’est le véritable reflet de l’administration et du pouvoir aujourd’hui. Or, la fonction de l’Etat est essentielle. N’oublions pas que pour pouvoir aller vers une économie libre, il faut un Etat fort. Plus l’Etat est fort, plus vous pouvez libérer les énergies des citoyens…
-Et si l’Etat est faible, il devient répressif…
La répression signifie que l’Etat s’est affaibli. Aujourd’hui, on pense que l’époque de Boumediène était celle d’une «libéralité» absolue. Or, notre génération l’a bien vécu, les gens avaient peur de la répression. Il y avait une forme d’Etat qui se constituait. Aujourd’hui, c’est le dépérissement total. Vous n’avez pas accès à la santé, aux services de base que l’Etat doit fournir et donc vous tournez le dos à l’Etat. Vous êtes obligé de constituer un Etat parallèle. Cela existe au niveau de chaque citoyen. C’est une logique voulue. C’est également une logique de l’organisation du pouvoir. En ce sens-là, c’est une forme de suicide. Le dépérissement de l’Etat, même voulu, conduit ceux qui en bénéficient en premier lieu à une forme de suicide collectif. Suicide vers lequel est entraînée toute l’Algérie.
-Le changement de cette situation doit-il signifier la fin du régime politique actuel ?
Le régime avait une possibilité d’évolution dans les années 1980 et 1990. En 1987, nous étions conceptuellement en avance sur l'Europe de l'Est. Il faut reconnaître que le pouvoir n’était pas prêt psychologiquement et conceptuellement à comprendre la nécessité du changement, néanmoins ces vingt ans de ratage absolu n’ont pas permis à ce régime de tirer profit de ce temps. Or, le temps ne joue jamais en faveur d’une situation de statu quo. Une politique de statu quo est toujours une politique de répression et de maintien en l’état des rapports. On se retrouve aujourd’hui dans une situation internationale marquée par des changements. Les vrais acteurs à l’étranger étaient favorables au statu quo, il y a vingt ans. Ils ne le sont plus actuellement pour leur propre survie. Ils ont estimé qu’on a perdu du temps et qu’on leur fait perdre du temps.
On ne semble plus être apte à comprendre comment renverser les choses pour être à la mesure des exigences internationales. Disons les choses simplement : face à l’émergence de la Chine, le monde occidental a besoin de mettre de l’ordre derrière le chef de file que veulent rester les Etats-Unis. Ils ont besoin que le monde arabo-musulman, à cause des réserves pétrolières, mais aussi que la population et l’idéologie se mettent en ordre. Et dans ce cas de figure, croire qu’on peut jouer les prolongations avec un statu quo renouvelé, c’est commettre une erreur fondamentale. Toutes les populations arabo-musulmanes expriment un besoin de changement en raison de l’éducation, d’Al Jazeera, de la télévision, de l’internet, des voyages, etc. Donc on a une poussée interne et une poussée externe. Certains croient que le statu quo se gère dans un tel contexte général.
-Et pourquoi le pouvoir algérien n’arrive pas à s’adapter, à changer ? Il y a toujours les mêmes pratiques, les mêmes réflexes. Cela est-il lié à la rente pétrolière ?
Ils pensent que l’argent achète tout parce qu’ils n’ont pas compris la signification de l’argent. Là, je parle en tant que banquier. La Banque centrale n’émet pas de la monnaie, elle émet de la confiance. C’est supérieur à la monnaie. Une monnaie fonctionne tant que les gens ont confiance en elle. Dès que cette confiance est perdue, la monnaie ne vaut rien. Or, eux, quelle monnaie émettent-ils ? Ils sont en train de détruire la confiance qu’a toujours eue la population en l’administration. Celle-ci a toujours fonctionné sur la base d'un minimum de contrepartie. Même s’ils s’accaparaient des pans entiers de la rente, il y avait une espèce d’équilibre. A l’ex-ministère du Plan, une direction s’occupait des équilibres sociaux pour qu’il y ait une distribution équitable des revenus en faveur de la population. A partir du moment où vous rompez ce pacte social, cet équilibre, vous détruisez la monnaie essentielle, la confiance. Voilà le problème du régime aujourd’hui auquel il n’arrive pas à faire face. Voilà pourquoi les augmentations de salaire octroyées semblent si injustes même pour leurs bénéficiaires.
-Il y a une question terrible dans votre livre : «Qui décide en Algérie ?» Il n’y a pas de réponse…
A partir du moment où le rapport économie informelle-économie formelle correspond à celui du pouvoir apparent et pouvoir non apparent, vous ne saurez évidemment qui dirige aujourd’hui. Dans les années 1990, j’étais étonné d'apprendre l’existence d'une Bourse du sucre et qu’elle était établie à la cité La Montagne à Alger. Une cité censée être un fief islamiste. Tout se gérait à deux chiffres après la virgule. Si le bateau, qui arrivait au port, n’était pas dans «la logique» de la cité La Montagne, il était, comme par hasard, bloqué par les douaniers, les dockers (…). Personne n’était en mesure de vous dire qui était le patron de «la Bourse» du sucre. Cela s’est instauré comme système. On ne sait pas qui. C’est la même chose pour le pouvoir.
-On dit généralement que c’est le DRS qui gère tout…
A chaque fois qu’on vous montre du doigt quelque chose, ne regardez pas la direction qu'on vous indique, regardez d’où vient le doigt et qui désigne cette direction. Dès qu’on me dit que c’est le DRS, que c’est le patron du DRS, je dis que c’est plus complexe et qu’il faut chercher où se trouvent les raisons profondes de cet état de fait. Cela peut être «l’étranger», mais c’est une fausse réponse. La réponse est toujours en nous. Ce système opaque dessert même ceux qui en bénéficient aujourd’hui. Sont-ils heureux ? J’ai des doutes sur le bénéfice qu’ils peuvent tirer de cette situation.
-Justement, pour vous, tel qu’écrit dans l’essai, «la main de l’étranger» est une des «ruses» du régime pour fédérer les appuis autour de lui…
Un étranger a ses propres droits et sa propre logique. On ne va pas demander à Israël de nous aider. Nous sommes en guerre virtuelle avec Israël…
-Quoique…
Je dis bien virtuelle ! Nous sommes dans un monde informel. Le discours tenu est un discours de guerre contre Israël. Aussi ne pouvons-nous pas exiger d’Israël d’avoir un comportement amical vis-à-vis de nous. Donc, ils font leur travail. C’est légitime. On ne peut pas exiger de n’importe quel pays de ne pas défendre ses propres droits. Mon problème n’est pas de dire que les Français ne nous laissent pas travailler ou que les Israéliens auraient liquidé l’ex-patron du nucléaire en Algérie, le lieutenant-colonel Sari (le lieutenant-colonel Redouane Rédha Sari, docteur en physique nucléaire et en informatique, a été assassiné à Bouzaréah à Alger, le 4 juillet 1993, ndlr). Les étrangers font leur job, mais notre job à nous est de nous défendre et éventuellement de faire la même chose chez eux. L’explosion du groupe Khalifa est une conséquence d’une faute de la Banque centrale, mais c’est aussi le travail des services de renseignements de toute couleur que de faire de la prévention. A quoi servent donc l’armée, la police ?
-Le contre-espionnage algérien ne fait-il pas son travail comme il le faut ?
C’est une question technique. Je ne sais si l’on sait piloter un Mig 23. Je constate en tant que citoyen et en tant que praticien dans certains domaines qu’il appartient aux services de sécurité, de toute nature, comme dans tous les pays, de participer à la défense du territoire national. Cette défense ne signifie pas de mettre des cartouches dans un fusil. De nos jours, il existe d’autres formes de cartouches. L’intelligence économique est beaucoup plus importante que l’intelligence militaire classique. Quand les Marocains pénètrent dans toute l’Afrique, ils sont devenus plus puissants que les Algériens. Ici, nous en sommes encore aux réflexes des années 1970 sans avoir l’aura de la diplomatie algérienne des années 1970. Les armements ont évolué dans le reste du monde. Les autres pays se sont adaptés. C’est pour cela que je dis que «la main de l’étranger» est une ruse du système.
Va-t-on accuser les Français de nous faire la guerre en Libye ou dans le Sahel ? Ils ne font pas la guerre mais poursuivent une logique qui leur appartient, ils défendent leurs intérêts. Idem pour les Marocains. Est-ce la faute aux Marocains si nous n’avons pas de système bancaire et qu’il n’existe aucune facilité pour les entreprises algériennes qui veulent exporter ? La bureaucratie algérienne empêche les entrepreneurs algériens de s’installer au Burkina Faso ou dans un autre pays africain. Nous avons pourtant historiquement l’habitude de nous mouvoir et nous installer à travers tout le Sahel. Nos populations le font depuis longtemps. C’est une ancienne tradition. Tout cela se fait dans l’informel. Allez demander à la Banque centrale de faire une exportation de capitaux ou même de faire une importation de capitaux ! On traite les gens comme des voleurs obligés de se justifier à chaque fois dès lors qu'ils le font honnêtement.
-Cette situation n’est-elle pas liée à «la malédiction» du pétrole ? Vous le dites dans le livre, à chaque augmentation des cours pétroliers, c’est l’immobilisme qui s’installe en Algérie.
C’est vrai. Le Brésil du début du siècle, c’était la malédiction du caoutchouc. Mais les grands peuples, comme les Brésiliens ou les Norvégiens, savent tirer les leçons des malédictions et mettent en place des mécanismes afin de les changer en bénédictions. En Norvège, des systèmes de transparence et de contrôle ont été mis en place, bref, de démocratie. Dès que vous avez un équilibre des pouvoirs, il n’est plus possible qu’une personne s’accapare de la rente, et pour perdurer, se mettre à gérer cette rente en la distribuant à tous les nervis du système. La démocratie est une condition de base pour moi puisqu’elle correspond à notre peuple. Nous sommes un peuple amazigh, il ne faut pas l’oublier. Chacun d’entre nous doit participer à la décision sinon il s’oppose puis se rebelle. C’est fondamental.
C’est dans nos gènes depuis des millénaires. Nous avons vu qu’à chaque fois qu'un dirigeant dans ce pays a mis en place un système d’équilibre de pouvoirs, cela a marché. Si l’on installe des institutions et de la transparence, la malédiction se transforme en bénédiction. J’avais comme programme à la Banque centrale, fin 1992, la convertibilité du dinar. Cela n’a pas été réalisé. La convertibilité assure la transparence. Contrairement à ce que les gens disent, la convertibilité du dinar ne signifie point la fuite des capitaux, bien au contraire, c’est la stabilisation des capitaux. Certains pensent que le dinar n’est pas convertible. Le dinar est à l’image du pouvoir. L’informel est une convertibilité plus souple que le formel, mais arbitraire puisque soumis à la traque, au chantage et à la manipulation. Si vous créez les condition de formalisation de la convertibilité de la monnaie, vous êtes obligé de tout faire apparaître. C’est la transparence, et la bureaucratie est supprimée. Le transfert des fonds sera plus fluide et les opérateurs seront tranquilles. Ils n’auront pas besoin d’aller dans l’informel et de se cacher…
-Aujourd’hui, on ne sait pas quel est le véritable rôle de la Banque d’Algérie. Une banque non autonome avec un gouverneur qui parle peu…
La Banque centrale est à l’image du pays. A partir du moment où l’on a changé la loi sur la monnaie et le crédit sur la base seulement de la déclaration du chef de l’Etat qui a dit être seul légitime dans le pays, sachant qu’il a été désigné avec un quiproquo en ce domaine (la présidentielle de 1999 a été marquée par le retrait de tous les candidats sauf Bouteflika, ndlr). Un quiproquo déstabilisant. Malgré cela, le chef de l’Etat a dit qu’il ne peut avoir sous ses ordres un responsable nommé pour une durée déterminée alors que celui-ci n’est pas élu. La loi a été modifiée et on a supprimé l’autonomie de la Banque centrale. Résultat : aucune décision ne peut être prise sans l’aval d’une autorité supérieure, formellement la Présidence de la République. On ne peut pas fonctionner dans ce cas de figure. On peut constater une situation de fait : il n’y a plus d’autonomie, mais cela ne devrait pas empêcher de former des cadres. Le jour où véritablement ça recommencera à fonctionner, où trouver les cadres ? L’effort de formation a été détruit, tous secteurs confondus. Il n’y a pas de relève. Il y a des diplômés mais pas de relève ! La capacité future de l’autonomie est grevée par la non-mise en place d’un système d’avenir.
-Comment expliquer l’absence de prospective et d’études futuristes en Algérie ?
Je n’ai jamais compris pourquoi le pouvoir a cassé tous les instruments d’analyse, de statistiques et de projections sur le futur. On nous a imposé la suppression du terme planification, avec le libéralisme qui avait le vent en poupe. Cela n’a pas été le cas pour eux, ceux qui ont exercé des pressions sur nous. Je ne connais pas un seul pays ultralibéral qui n’ait pas d’institut de prospective. Peu importe le mot. Au japon et en Corée du Sud, les instituts de planification sont essentiels. Quelle que soit la personne à la tête d’un institut, la structure aura sa propre logique. Elle continue à produire des éléments de comparaison. Or, comme si on a voulu, à un moment déterminé, briser une machine qui était capable de produire. C’était la période de la destruction de 500 000 emplois et de la mise en prison de presque 4000 cadres.
-La période Ahmed Ouyahia…
Je ne veux pas nommer non par peur mais parce que c’est sans intérêt. C’est un système qui produit ce résultat. Je ne citerai pas Ouyahia, pas même Bouteflika ou Tewfik. Ce n’est pas un problème d’individus. On a cité des noms par le passé, Benahmed Abdelghani, Larbi Belkhir, Smaïl Lamari… Ils sont tous partis. Eddayem rabi. Cela a-t-il amélioré le fonctionnement du système ou la vie quotidienne des citoyens ?
-Alors c’est quoi le système ?
Le système est une logique à laquelle adhèrent quelques individus. Ce n’est pas X qui crée une logique d’adhésion autour de lui. C’est pour cela qu’il faut travailler sur la nature du système et non sur les individus.
-Vous évoquez dans le livre le manque de discipline et d’autorité en Algérie. Comment faire pour que le manque de discipline et d’autorité ne servent d’alibis pour augmenter la répression ?
La répression ce n’est pas de l’autorité. La répression ne mène pas à la discipline. L’Algérie est constituée par un peuple rural qui s’est citadinisé en deux générations. Nous sommes passés de la discipline de la famille élargie du village et de la tribu à la ville, sans acquérir les repères de la ville, sans transition.
-Bien que dans le passé, l’Algérie avait des villes…
Bien sûr, mais les villes ont été vidées par les Français. Pendant la période coloniale, la culture citadine de ces villes a été vidée sinon violée. On revient à l’histoire de l’exclusion des élites et des classes bourgeoises, par la prison, le meurtre ou l’exil. Les villes ont été désurbanisées sous l’angle arabe pour les urbaniser sous l’angle européen. La campagne a été déruralisée. Il fallait occuper de façon militaire ces campagnes par les colons français. Nous avons affaire à une paysannerie qui a perdu ses repères. Des paysans qui ont accès brutalement à la ville au lendemain de l’indépendance. Tout cela a amené à la perte de la discipline après celle des repères. Cela s’est exprimé à l’intérieur des familles avec le rôle des parents qui a changé. Même chose pour les relations frères et sœurs. Ce changement de discipline a induit des comportements négatifs.
Ce qui est constaté à l’intérieur des familles, l’est également au sein de l’Etat et de son administration. C’est un Etat qui n’est pas parti de repères faisant le lien avec notre histoire, notre sociologie et notre anthropologie et la nécessité d’un monde moderne. On ne pas faire fonctionner une APC quand on tourne le dos à la tradition de la djemâa. Quand vous avez une Assemblée communale qui ignore cette tradition reconnue par la population, le citoyen ne sait pas quelle discipline il doit adopter. Il est quelque peu perdu. D’autres logiques se mettent en place. L’institution du service national était une bonne idée au départ dans les années 1970. Cela a créé une situation avec de nouveaux repères positifs comme celui de la nation. C’était un moment où l’on pouvait organiser le brassage de la population.
L’université était un autre moment pour réaliser ce brassage avec une autre discipline et accepter de nouvelles normes, avec une université par wali ce brassage a disparu… Mais c’étaient des moments où l’Etat n’a pas émis de règles. Cela ne vient pas tout seul. C’est le rôle de l’école aussi d’émettre des règles et des normes. La discipline est l’une des fonctions essentielles de l’Etat. A partir du moment où la justice n’est pas rendue, où l’éboueur ne fait pas son travail, où l’on jette les ordures par terre, où l’on ne respecte plus les voisins, toute la discipline s’effondre, parce que l’autorité n’est pas reconnue en tant que telle. Malheureusement, il faut revenir à une autorité plus forte, ce qui ne signifie pas l’autoritarisme. Revenir aussi à des règles de discipline. Des règles qui s’écrivent, cela ne s’invente pas. L’école n’assure pas la discipline, car elle ressemble au pouvoir et à tout le reste. Pour réussir de nos jours, il faut aller à l’école en dehors de l’école, suivre des cours particuliers et s'expatrier...
-L’absence d’accumulation culturelle et scientifique est un autre problème de l’Algérie, comme vous l’expliquez dans l’essai. Quelle est l’origine de ce problème ?
Il y a même une volonté de désaccumulation. Ce n’est pas un hasard si à chaque fois qu’une équipe technologique se forme dans l’éducation, dans la pétrochimie, dans le gaz, dans les banques, on fait en sorte de supprimer l’équipe et de la faire disperser. Pourquoi le fait-on ? Pour faire plaisir aux étrangers qui nous dominent ? Oui. C’est le rôle du comprador dont les intérêts sont liés aux intérêts étrangers. Est-ce pour éviter qu’on accumule ? Oui. Car si l’on accumule, cela signifie une capacité autonome de production et de reproduction. Cela peut remettre en cause les circuits de rente et de prédation mais aussi le pouvoir. Parce que le pouvoir repose sur l’opacité et sur des règles d’indiscipline. Donc, ce n’est pas le fruit du hasard. C’est une nécessité objective parce que nous avons affaire à des institutions illégitimes qui ne sont liées qu’aux intérêts de l’étranger. Encore une fois, ce n’est pas la faute de l’étranger (…).
La nature a horreur du vide. Les ingénieurs algériens font fonctionner actuellement des groupes pétroliers et gaziers dans le Golfe comme au Qatar. Objectivement, si ces ingénieurs algériens ne sont plus en Algérie, leurs places sont prises par des étrangers. Ils finissent donc par avoir la mainmise. Sonatrach est obligée de sous-traiter tout ce qui est complexe. Sa dépendance est plus forte qu’elle n’était avant alors qu’on produit plus d’ingénieurs que par le passé. La mainmise vient de cette situation de peur d’une élite qui accumule et qui peut prendre le pouvoir et remettre en cause certains statuts. Aussi met-on dehors cette élite algérienne et on la remplace par des étrangers qui, de plus en plus, prennent du pouvoir.
-Pourquoi la publication de cet essai critique aujourd’hui ? Aujourd’hui qu’un vent de révolte souffle sur les pays arabes et que des appels au changement sont de plus en plus audibles, de plus en plus forts ?
Le livre a été écrit il y a deux ans. Le monde arabe ne connaissait pas de révoltes. J’ai constaté qu’il y a un désir chez les jeunes de prendre une part du pouvoir. Je n’oublie jamais que j’étais gouverneur de la Banque centrale à 39 ans. A 39 ans, si l’on n’est pas général, vaut mieux être homme politique ou entrepreneur. On ne peut pas être rien. Je trouve légitime que les gens de 39 ou 40 ans appellent à changer les choses. Voyant que j’étais toujours considéré comme jeune par les tenants du pouvoir, alors que je suis grand-père, et voyant que ces jeunes refusaient même d’écouter ce que l’on avait à leur dire, je me suis dit je vais donner quelques clefs de compréhension à travers ce livre. C’est un algorithme, ce n’est pas de la littérature. Il s’agit de clefs qu’il faut manipuler. Par ailleurs, je me sens humilié.
Dans cet hôtel (hôtel El Djazaïr où l’interview a été réalisée, ndlr), une belle collection de lustrerie existait. Il y a deux pays arabes qui faisaient de la belle lustrerie, la Syrie et l’Algérie. Cette lustrerie a été remplacée par du plastique, du toc. Regardez ce décor du salon : ce n’est pas celui d’un hôtel de classe. Tout ce qui est ancien a disparu de cet hôtel. Les céramiques de Boumahdi ont été remplacées par de la faïence de salle de bain. Il y a un problème de respect et de conscience de soi. (…) On aurait pu enlever les meubles et les céramiques de cet hôtel et les mettre dans un musée, au moins provisoirement. Rien ! De la destruction permanente. Cela est humiliant. Les Algériens ne sont pas des bras cassés. Pourquoi les Marocains et les Tunisiens s’en sortent-ils ? Tous les pays ont avancé, et nous, nous passons notre temps à faire des constats. Nous sommes les derniers de la classe en tout. Prenez l’exemple de l’équipe nationale de football. Quel a été son problème ? Le manque de discipline ! Ce n’est pas un problème d’individus.
Collectivement, on est tellement hors du temps. Ce n’est pas l’échec d’un individu, Saâdane Rabah ou autre. C’est un échec collectif. Nous faisons appel à des joueurs avec une culture de discipline et on les met dans notre ambiance d’indiscipline. Donc ça suffit ! Des sommes considérables ont été dépensées pour cette équipe de football. Nous avons acheté de l’échec. Ce n’est pas les joueurs qui sont en cause à titre individuel. Parce que nous reproduisons l’échec en permanence. Cette équipe de foot est significative de l’état de notre pays. Je ne suis pas fier. Je pense à mes enfants qui ont le droit d’avoir un pays. Nous sommes à un moment de l’histoire où se reproduisent les conditions positives que nous avons eues pendant la préhistoire, une situation où le Maghreb central peut advenir de nouveau comme une position géographique de production intellectuelle et institutionnelle importante.
Mon livre peut être lu politiquement évidemment. On peut même le lire comme un programme politique. C’est pour cela que j’ai expliqué dans le livre ma relation avec Mouloud Hamrouche. J’ai tenu à dire que c’est quelqu’un que j’apprécie et pour qui j’ai un profond respect. On peut estimer quelqu’un en étant libre. Je travaille avec des gens qui acceptent mon point de vue. Cela a été le cas avec Abdelhamid Brahimi, Mouloud Hamrouche ou Ghazi Hidouci. C’est un hasard qu’il y ait eu le printemps arabe. J’ai dit que tout est possible puisque l’étranger est prêt. Cela n’était pas possible de notre temps parce que l’étranger ne voulait pas de changement. Il y avait une alliance objective entre les tenants du statu quo à l’intérieur et à l’extérieur.
Actuellement, les choses ont changé. Je pense que nos dirigeants n’ont pas compris la nécessité du changement. Ils croient que le temps peut se gérer et qu’on leur donne la possibilité de perdurer. Comme je suis contre la violence, il faut rompre avec la nécessité d’arriver au pouvoir par la violence. On peut toujours faire évoluer les choses. Chez nous, l’armée est essentielle. On peut être antimilitariste, ne pas aimer l’armée, mais pour autant considérer que c’est la colonne vertébrale du pays. Il faut absolument sauvegarder cette colonne vertébrale. C’est une nécessité absolue et objective quelle que soit la philosophie de tout un chacun. Il faut éviter qu’il y ait un collapsus à l’intérieur des institutions pour qu’elles restent vivantes.
-Dans La Martingale algérienne, réflexions sur une crise, vous écrivez : «Mais qu’a-t-on fait de nos enfants ? On ne leur a rien transmis.» Rien transmis, pourquoi ?
L’origine du livre est celle-là. C’est le fait de rencontrer des jeunes, des gens de 20-30-40 ans, qui, dans le fond, ne comprennent pas ce qui s’est passé et pourquoi on en est là. Des jeunes qui n’ont pas connaissance de leur histoire, de leur profondeur sociologique et historique. Après analyse, on constate qu’on ne leur a pas enseigné l’histoire ancienne, préislamique, musulmane et celle de la colonisation. De temps en temps, on leur jette en pâture des mythes, des bribes d’histoire souvent écrits par des personnes qui ont essayé de nier l’histoire de l’Algérie. Nos enfants sont le fruit de la négation de leur propre histoire. Ils sont le fruit d’une tradition de nos dirigeants de zapper l’histoire et d’essayer de forger un homme nouveau à partir de leurs propres fantasmes.
Nous sommes dans un système d’éternels recommencements des erreurs. Des erreurs qui s’approfondissent parce qu’on ne tient pas compte de celles de nos ancêtres ni de celles de la génération précédente. A 15 ou 20 ans, le jeune est merveilleux, on voit que c’est de la bonne pâte. Au fur et à mesure qu’il avance dans l’âge, il devient une espèce d’ectoplasme qui rend service à ce système. D’où ma question : qu’a-t-on fait de nos enfants ? Je sais que c’est prétentieux, mais j’espère que ce livre sera lu surtout par des jeunes. Je souhaite que les 20-30-40 ans m’interpellent pour me donner leur avis et qu’ils sollicitent un débat.
-Pourquoi l’histoire de l’Algérie n’a pas été enseignée ?
Parce que les dirigeants ne connaissent pas l’histoire. L'histoire n’a pas été enseignée parce que ceux qui dirigent ne sont pas légitimes et ont peur de remonter le fil du temps et de démontrer leur illégitimité. Ils ont bien tenté de produire des fictions «légitimantes» qui n'ont pas réussi à s'installer dans le paysage mémoriel des Algériens. En 1962, ceux qui ont pris le pouvoir n’avaient pas légitimité pour le faire. Donc, ils ont zappé tout le passé, y compris préhistorique. Dès qu’on commence à construire un mythe historique, on est obligé de revenir aux fondamentaux, aux origines des royaumes, des dynasties, des institutions et, donc de remonter à eux.
-Vous écrivez qu’il est toujours difficile d’expliquer aux jeunes que l’Etat rustumide est la matrice du Maghreb central…
Un historien algérien, non mozabite, non ibadite, a dit que la matrice du Maghreb central est l’Etat rustumide. C’est une évidence. Pour la période islamique je veux dire. De la même façon que la matrice des Tunisiens sont les Hafsides et celle des Marocains les Idrissides. Mais il est difficile d’enseigner à des Algériens qu’ils furent tous rustumides, car cela signifie que nous avons tous été des ibadites. Dans l’exclusion permanente que nous avons de nous- mêmes, on leur dit oui, les Rustumides est un royaume qui a existé mais qui appartient aux mozabites. Or, les mozabites n’ont rien à voir avec les Rustumides.
La vallée du M’zab n’a jamais obéit à cette époque-là au royaume de Tihert. D’ailleurs, elle n’a pas été peuplée de gens originaires du royaume de Tihert qui furent minoritaires. Ce processus d’exclusion permanente fait qu’on ne peut enseigner à nos enfants l’histoire de leurs propres ancêtres. Ils sont donc dans le rejet. Rustumide = mozabite = minoritaires = khamssine fi eddine, etc. Si l’on arrive à dire à nos enfants qu’ils ont été ibadites puis chiites, devenus malékites, on peut renouer le fil et compléter le puzzle. On ne donne jamais à l’Algérien les éléments constitutifs de son puzzle pour qu’il élabore une personnalité dont il sera fier, ce qu’il lui permettra d’avancer.
-D’où votre insistance sur «la conscience de soi» dans l’essai…
Je travaille énormément en Tunisie, au Maroc, en Mauritanie et je constate que l’on s’accapare des éléments de notre propre histoire. Notre histoire est non seulement en jachère, mais elle est offerte aux autres. En Tunisie, ils disent que Massinissa comme saint Augustin leur appartiennent et que la Numidie et les Fatimides c’est eux ! Badji Caïd Essebssi, Premier ministre tunisien, a déclaré récemment : «Nous n’allons quand même pas régresser à l’ère de la Numidie.» Ilsrécupèrent tout. Idem lorsqu’on va au Maroc, ils revendiquent le roi Abdelmoumen qui a bâti des institutions au-delà de la constitution de la dynastie des Almohades.
Ce réflexe n’existe pas en Algérie du fait qu’on ait méprisé notre propre histoire. On n’a pas conscience de ce qu’on est. Donc, on n’existe pas. Au lieu d’exister positivement avec une stratification de notre histoire, nous existons négativement. Nous ne sommes pas des Marocains, des Tunisiens ou des Français. Qui sommes-nous ? Une case essentielle nous manque et fait qu’on n’avance pas.
-Cependant, dans le discours officiel, on évoque souvent «la légitimité révolutionnaire», la guerre de Libération nationale, cela revient régulièrement…
La seule légitimité sur laquelle repose le régime, c’est la légitimité dite révolutionnaire. Ce n’est pas la légitimité historique. Si nous étions dans la légitimité historique, nous aurions dû, dès 1962, reconnaître que la présidence aurait pu se jouer entre Ferhat Abbas et Messali Hadj. Or, on a voulu nier leur combat. Un combat fondamental. Après le Congrès de Tripoli, la révolution était celle de quelques hommes. La révolution signifiait alors la force contre la légitimité de l’histoire…
-Pourquoi les élites algériennes donnent l’impression parfois d’être soumises et peinent souvent à échapper aux manipulations diverses, comme vous le mentionnez dans le livre ?
Un peuple vaut ce que valent ses élites quelle que soit la période, quel que soit le pays. Les élites, c’est un enjeu fondamental. Les Français l’ont compris. Ils ont mis en place un processus d’exclusion et d’élimination des élites. Malheureusement, nous avons eu affaire à un régime post-indépendance qui était issu de la matrice technique française. N’oublions pas que certains, des anciens de l’armée ou de l’administration françaises, ont perpétué cette logique parce que eux-mêmes n’ayant pas de légitimité. Ils ne pouvaient pas faire face à une structure, à une élite organisée qui aurait permis non seulement de remettre en cause leur pouvoir mais de les amener à partager ce pouvoir avec eux et avec le reste de la population. Que fait-on à l’élite ? S’il n’y pas mort accidentelle, c’est le départ vers l’étranger ou l’achat par les promotions.
-Les nombreux assassinats d’intellectuels algériens durant les années 1990 obéissaient-ils à la même logique ?
Je ne vais pas entrer dans le débat du «qui tue qui». Je n’ai pas les moyens d’y entrer. Quels que soient les initiateurs de cette opération d’élimination des élites, cela correspondait tout à fait à la logique des maquis islamistes. On a vu la naissance de la violence au début des années 1990. Une logique exprimée dans la prise du pouvoir en 1962 comme au déclenchement de la guerre en 1954 même si la légitimité historique est tout autre. Cette logique de violence imposait l’élimination de ceux qui étaient capables de produire une idéologie contre la reproduction de cette logique de violence. Aujourd’hui, la violence n’est pas l’apanage du pouvoir, même si le pouvoir a en théorie le monopole de la violence. En Algérie, nous avons inversé les choses : c’est la violence qui a le monopole du pouvoir. C’est pour cela que pour arriver au pouvoir, il faut faire preuve de capacités supérieures à celui qui en détient le monopole.
Les seuls qui peuvent avoir des grilles de lecture sont les élites. La population le comprend, mais le rôle des élites est de conceptualiser et de proposer des alternatives. Aussi peut-on dire que, dans le fond, cette élimination d’intellectuels a été le fait de maquis islamiste, mais cela a servi les intérêts du pouvoir, car lui aussi était remis en cause. C’est pour cela que l’on est dans une situation trouble. A la limite, peu importe qui est l’initiateur. Il y avait comme une alliance objective de deux ennemis qui pouvaient se mettre d’accord sur le fait que les élites étaient là pour déranger.
-Une partie de l’élite n’est-elle pas complice du pouvoir en jouant le jeu?
La trahison des clercs existe. C’est quelque chose d’historique. D’abord, ce ne sont que des êtres humains. Vous pouvez les corrompre, leur faire du chantage. Il y a aussi des pleutres et des veules. Certains ont trahi et fonctionné avec le système. Sur le plan statistique, ils représentent la part de lâcheté qui existe dans chaque groupe social. Il y a aussi les autres qui n’ont pas accepté cette offre de service. Ce n’est donc pas inquiétant, c’est presque normal. Le taux de gens qui sont capables de liberté et d’autonomie est toujours faible… mais il existe et ce serait vouloir renoncer que les ignorer.
-Le pouvoir, il faut le dire, a joué sur la division des élites, arabophones contre francophones par exemple…
Soyons clairs : les élites ont joué aussi sur cela. En Algérie, l’arabe règne mais le français gouverne. Cette situation a été voulue dès l’indépendance par le nouveau régime. Il y a un accord de gestion post-colonial entre la France et l’Egypte au détriment de l’Algérie, devenu une espèce de condominium franco-égyptien. Il y a eu cette volonté d’affaiblir cette élite algérienne qui a montré une capacité d’absorption de la culture occidentale et d’adaptation au monde moderne tout en revendiquant son algérianité. Cette situation a déstabilisé les Français. Les Français ont pu enregistrer quelques victoires militaires mais pas sur le plan politique grâce à cette élite. Donc pour éviter que cette élite ne se reproduise à grande échelle, on a mis en place un système qui a défavorisé la culture du français et qui n’a pas favorisé la culture arabe.
On a vendu une espèce de sous-culture arabophone en réduisant les capacités intellectuelles de la population. Là, ni les élites ni les médersiens n’ont joué leur rôle. Les médersiens auraient pu faire alliance avec les élites francophones. Les médersiens se sont trouvés grugés par l’indépendance puisqu’ils ont perdu le pouvoir technique, alors qu’ils s’estimaient plus légitimes. Il est vrai qu’on les a écartés de l’administration. Les francophones ont eu une tendance à regarder les arabophones comme des infrahumains qu’il fallait contrer. Ceux-là se sont vengés en créant une base sociale qui a été ignorée et méprisée par l’élite francophone. Cette base a permis plus tard l’émergence de personnes pour qui la religiosité est adoptée plus par réflexe pavlovien que par réflexion. En outre, il faut le souligner, les élites francophones et arabophones, occupées à des oppositions factices parce que loin des intérêts nationaux, ont participé à la suppression de l’histoire et de la philosophie dans l’enseignement.
-Vous dites que personne ne fait confiance à l’existence d’un l’Etat malgré l’existence «d’une administration pléthorique et d’une police répressive». D’où vient ce manque de confiance ?
Prenons l’exemple du maire de Zéralda. Encore une fois, je prends mes précautions, je ne connais pas la réalité. Ce que rapportent les journaux signifierait qu’aujourd’hui, la mafia a la prévalence sur le fonctionnement de la justice concernant un citoyen devenu maire qui a essayé de faire son travail. Tout est comme cela. A partir du moment où l’arbitraire l’emporte sur la règle de droit, évidemment, il n’y a plus d’Etat. Il y a une expression d’Alger que j’adore et qui m’a permis de travailler convenablement à la Banque centrale et que m’a rappelé un jeune employé qui m’a dit : «El Had,j a'tina gramme qima ou khatik.» Il suffit de donner à l’Algérien son droit, y compris le plus basique. Ce n’est pas de l’argent. Ce qui motive le plus l’Algérien est l’égalité du traitement. Si l’on est juste avec lui et que l’on fasse en sorte qu'il participe à la décision, on peut faire ensemble ce qu’on veut. C’est une richesse exceptionnelle. C’est le rôle de l’Etat.
La légitimité de l’Etat, c’est la justice, le droit à l’Etat de droit. Or, c’est cela qui est remis en cause aujourd’hui. Je peux multiplier les exemples. Quand vous avez un policier qui refuse d’intervenir alors qu’il assiste à l’agression d’une jeune femme dans la rue… Petit à petit, des tas de couches se superposent permettant de dire qu’il n’y a plus d’Etat. Idem pour l’économie. Pour la même marchandise, un importateur paye les droits de douane et un autre fait entrer ses containers en pleine nuit sans rien payer ! Avec le temps, tous les pans de l’Etat finissent par disparaître. Il n’y a plus de confiance. Aujourd’hui, si vous avez un problème de sécurité, vous avez peur d’aller au commissariat déposer une plainte car vous ne savez pas comment vous allez être accueilli. Dans le domaine économique, on favorise les rentiers par rapport aux producteurs, l’informel au détriment du formel.
-Et pourquoi l’informel est-il favorisé ?
Parce que le pouvoir est informel, parce que l’adresse qu’on nous montre ne correspondant pas à l’adresse où se prend la décision. En économie, l’adresse où se font les transactions n’est pas celle où elle devrait être. Et tout est comme cela. Ce n’est pas un hasard. C’est une logique qui est évidente. Ce n’est pas une question d’incapacité de contrôler des marchés tels que Tadjnent, Bir El Ater ou tous les «Dubaï» qui apparaissent ici et là. C’est le véritable reflet de l’administration et du pouvoir aujourd’hui. Or, la fonction de l’Etat est essentielle. N’oublions pas que pour pouvoir aller vers une économie libre, il faut un Etat fort. Plus l’Etat est fort, plus vous pouvez libérer les énergies des citoyens…
-Et si l’Etat est faible, il devient répressif…
La répression signifie que l’Etat s’est affaibli. Aujourd’hui, on pense que l’époque de Boumediène était celle d’une «libéralité» absolue. Or, notre génération l’a bien vécu, les gens avaient peur de la répression. Il y avait une forme d’Etat qui se constituait. Aujourd’hui, c’est le dépérissement total. Vous n’avez pas accès à la santé, aux services de base que l’Etat doit fournir et donc vous tournez le dos à l’Etat. Vous êtes obligé de constituer un Etat parallèle. Cela existe au niveau de chaque citoyen. C’est une logique voulue. C’est également une logique de l’organisation du pouvoir. En ce sens-là, c’est une forme de suicide. Le dépérissement de l’Etat, même voulu, conduit ceux qui en bénéficient en premier lieu à une forme de suicide collectif. Suicide vers lequel est entraînée toute l’Algérie.
-Le changement de cette situation doit-il signifier la fin du régime politique actuel ?
Le régime avait une possibilité d’évolution dans les années 1980 et 1990. En 1987, nous étions conceptuellement en avance sur l'Europe de l'Est. Il faut reconnaître que le pouvoir n’était pas prêt psychologiquement et conceptuellement à comprendre la nécessité du changement, néanmoins ces vingt ans de ratage absolu n’ont pas permis à ce régime de tirer profit de ce temps. Or, le temps ne joue jamais en faveur d’une situation de statu quo. Une politique de statu quo est toujours une politique de répression et de maintien en l’état des rapports. On se retrouve aujourd’hui dans une situation internationale marquée par des changements. Les vrais acteurs à l’étranger étaient favorables au statu quo, il y a vingt ans. Ils ne le sont plus actuellement pour leur propre survie. Ils ont estimé qu’on a perdu du temps et qu’on leur fait perdre du temps.
On ne semble plus être apte à comprendre comment renverser les choses pour être à la mesure des exigences internationales. Disons les choses simplement : face à l’émergence de la Chine, le monde occidental a besoin de mettre de l’ordre derrière le chef de file que veulent rester les Etats-Unis. Ils ont besoin que le monde arabo-musulman, à cause des réserves pétrolières, mais aussi que la population et l’idéologie se mettent en ordre. Et dans ce cas de figure, croire qu’on peut jouer les prolongations avec un statu quo renouvelé, c’est commettre une erreur fondamentale. Toutes les populations arabo-musulmanes expriment un besoin de changement en raison de l’éducation, d’Al Jazeera, de la télévision, de l’internet, des voyages, etc. Donc on a une poussée interne et une poussée externe. Certains croient que le statu quo se gère dans un tel contexte général.
-Et pourquoi le pouvoir algérien n’arrive pas à s’adapter, à changer ? Il y a toujours les mêmes pratiques, les mêmes réflexes. Cela est-il lié à la rente pétrolière ?
Ils pensent que l’argent achète tout parce qu’ils n’ont pas compris la signification de l’argent. Là, je parle en tant que banquier. La Banque centrale n’émet pas de la monnaie, elle émet de la confiance. C’est supérieur à la monnaie. Une monnaie fonctionne tant que les gens ont confiance en elle. Dès que cette confiance est perdue, la monnaie ne vaut rien. Or, eux, quelle monnaie émettent-ils ? Ils sont en train de détruire la confiance qu’a toujours eue la population en l’administration. Celle-ci a toujours fonctionné sur la base d'un minimum de contrepartie. Même s’ils s’accaparaient des pans entiers de la rente, il y avait une espèce d’équilibre. A l’ex-ministère du Plan, une direction s’occupait des équilibres sociaux pour qu’il y ait une distribution équitable des revenus en faveur de la population. A partir du moment où vous rompez ce pacte social, cet équilibre, vous détruisez la monnaie essentielle, la confiance. Voilà le problème du régime aujourd’hui auquel il n’arrive pas à faire face. Voilà pourquoi les augmentations de salaire octroyées semblent si injustes même pour leurs bénéficiaires.
-Il y a une question terrible dans votre livre : «Qui décide en Algérie ?» Il n’y a pas de réponse…
A partir du moment où le rapport économie informelle-économie formelle correspond à celui du pouvoir apparent et pouvoir non apparent, vous ne saurez évidemment qui dirige aujourd’hui. Dans les années 1990, j’étais étonné d'apprendre l’existence d'une Bourse du sucre et qu’elle était établie à la cité La Montagne à Alger. Une cité censée être un fief islamiste. Tout se gérait à deux chiffres après la virgule. Si le bateau, qui arrivait au port, n’était pas dans «la logique» de la cité La Montagne, il était, comme par hasard, bloqué par les douaniers, les dockers (…). Personne n’était en mesure de vous dire qui était le patron de «la Bourse» du sucre. Cela s’est instauré comme système. On ne sait pas qui. C’est la même chose pour le pouvoir.
-On dit généralement que c’est le DRS qui gère tout…
A chaque fois qu’on vous montre du doigt quelque chose, ne regardez pas la direction qu'on vous indique, regardez d’où vient le doigt et qui désigne cette direction. Dès qu’on me dit que c’est le DRS, que c’est le patron du DRS, je dis que c’est plus complexe et qu’il faut chercher où se trouvent les raisons profondes de cet état de fait. Cela peut être «l’étranger», mais c’est une fausse réponse. La réponse est toujours en nous. Ce système opaque dessert même ceux qui en bénéficient aujourd’hui. Sont-ils heureux ? J’ai des doutes sur le bénéfice qu’ils peuvent tirer de cette situation.
-Justement, pour vous, tel qu’écrit dans l’essai, «la main de l’étranger» est une des «ruses» du régime pour fédérer les appuis autour de lui…
Un étranger a ses propres droits et sa propre logique. On ne va pas demander à Israël de nous aider. Nous sommes en guerre virtuelle avec Israël…
-Quoique…
Je dis bien virtuelle ! Nous sommes dans un monde informel. Le discours tenu est un discours de guerre contre Israël. Aussi ne pouvons-nous pas exiger d’Israël d’avoir un comportement amical vis-à-vis de nous. Donc, ils font leur travail. C’est légitime. On ne peut pas exiger de n’importe quel pays de ne pas défendre ses propres droits. Mon problème n’est pas de dire que les Français ne nous laissent pas travailler ou que les Israéliens auraient liquidé l’ex-patron du nucléaire en Algérie, le lieutenant-colonel Sari (le lieutenant-colonel Redouane Rédha Sari, docteur en physique nucléaire et en informatique, a été assassiné à Bouzaréah à Alger, le 4 juillet 1993, ndlr). Les étrangers font leur job, mais notre job à nous est de nous défendre et éventuellement de faire la même chose chez eux. L’explosion du groupe Khalifa est une conséquence d’une faute de la Banque centrale, mais c’est aussi le travail des services de renseignements de toute couleur que de faire de la prévention. A quoi servent donc l’armée, la police ?
-Le contre-espionnage algérien ne fait-il pas son travail comme il le faut ?
C’est une question technique. Je ne sais si l’on sait piloter un Mig 23. Je constate en tant que citoyen et en tant que praticien dans certains domaines qu’il appartient aux services de sécurité, de toute nature, comme dans tous les pays, de participer à la défense du territoire national. Cette défense ne signifie pas de mettre des cartouches dans un fusil. De nos jours, il existe d’autres formes de cartouches. L’intelligence économique est beaucoup plus importante que l’intelligence militaire classique. Quand les Marocains pénètrent dans toute l’Afrique, ils sont devenus plus puissants que les Algériens. Ici, nous en sommes encore aux réflexes des années 1970 sans avoir l’aura de la diplomatie algérienne des années 1970. Les armements ont évolué dans le reste du monde. Les autres pays se sont adaptés. C’est pour cela que je dis que «la main de l’étranger» est une ruse du système.
Va-t-on accuser les Français de nous faire la guerre en Libye ou dans le Sahel ? Ils ne font pas la guerre mais poursuivent une logique qui leur appartient, ils défendent leurs intérêts. Idem pour les Marocains. Est-ce la faute aux Marocains si nous n’avons pas de système bancaire et qu’il n’existe aucune facilité pour les entreprises algériennes qui veulent exporter ? La bureaucratie algérienne empêche les entrepreneurs algériens de s’installer au Burkina Faso ou dans un autre pays africain. Nous avons pourtant historiquement l’habitude de nous mouvoir et nous installer à travers tout le Sahel. Nos populations le font depuis longtemps. C’est une ancienne tradition. Tout cela se fait dans l’informel. Allez demander à la Banque centrale de faire une exportation de capitaux ou même de faire une importation de capitaux ! On traite les gens comme des voleurs obligés de se justifier à chaque fois dès lors qu'ils le font honnêtement.
-Cette situation n’est-elle pas liée à «la malédiction» du pétrole ? Vous le dites dans le livre, à chaque augmentation des cours pétroliers, c’est l’immobilisme qui s’installe en Algérie.
C’est vrai. Le Brésil du début du siècle, c’était la malédiction du caoutchouc. Mais les grands peuples, comme les Brésiliens ou les Norvégiens, savent tirer les leçons des malédictions et mettent en place des mécanismes afin de les changer en bénédictions. En Norvège, des systèmes de transparence et de contrôle ont été mis en place, bref, de démocratie. Dès que vous avez un équilibre des pouvoirs, il n’est plus possible qu’une personne s’accapare de la rente, et pour perdurer, se mettre à gérer cette rente en la distribuant à tous les nervis du système. La démocratie est une condition de base pour moi puisqu’elle correspond à notre peuple. Nous sommes un peuple amazigh, il ne faut pas l’oublier. Chacun d’entre nous doit participer à la décision sinon il s’oppose puis se rebelle. C’est fondamental.
C’est dans nos gènes depuis des millénaires. Nous avons vu qu’à chaque fois qu'un dirigeant dans ce pays a mis en place un système d’équilibre de pouvoirs, cela a marché. Si l’on installe des institutions et de la transparence, la malédiction se transforme en bénédiction. J’avais comme programme à la Banque centrale, fin 1992, la convertibilité du dinar. Cela n’a pas été réalisé. La convertibilité assure la transparence. Contrairement à ce que les gens disent, la convertibilité du dinar ne signifie point la fuite des capitaux, bien au contraire, c’est la stabilisation des capitaux. Certains pensent que le dinar n’est pas convertible. Le dinar est à l’image du pouvoir. L’informel est une convertibilité plus souple que le formel, mais arbitraire puisque soumis à la traque, au chantage et à la manipulation. Si vous créez les condition de formalisation de la convertibilité de la monnaie, vous êtes obligé de tout faire apparaître. C’est la transparence, et la bureaucratie est supprimée. Le transfert des fonds sera plus fluide et les opérateurs seront tranquilles. Ils n’auront pas besoin d’aller dans l’informel et de se cacher…
-Aujourd’hui, on ne sait pas quel est le véritable rôle de la Banque d’Algérie. Une banque non autonome avec un gouverneur qui parle peu…
La Banque centrale est à l’image du pays. A partir du moment où l’on a changé la loi sur la monnaie et le crédit sur la base seulement de la déclaration du chef de l’Etat qui a dit être seul légitime dans le pays, sachant qu’il a été désigné avec un quiproquo en ce domaine (la présidentielle de 1999 a été marquée par le retrait de tous les candidats sauf Bouteflika, ndlr). Un quiproquo déstabilisant. Malgré cela, le chef de l’Etat a dit qu’il ne peut avoir sous ses ordres un responsable nommé pour une durée déterminée alors que celui-ci n’est pas élu. La loi a été modifiée et on a supprimé l’autonomie de la Banque centrale. Résultat : aucune décision ne peut être prise sans l’aval d’une autorité supérieure, formellement la Présidence de la République. On ne peut pas fonctionner dans ce cas de figure. On peut constater une situation de fait : il n’y a plus d’autonomie, mais cela ne devrait pas empêcher de former des cadres. Le jour où véritablement ça recommencera à fonctionner, où trouver les cadres ? L’effort de formation a été détruit, tous secteurs confondus. Il n’y a pas de relève. Il y a des diplômés mais pas de relève ! La capacité future de l’autonomie est grevée par la non-mise en place d’un système d’avenir.
-Comment expliquer l’absence de prospective et d’études futuristes en Algérie ?
Je n’ai jamais compris pourquoi le pouvoir a cassé tous les instruments d’analyse, de statistiques et de projections sur le futur. On nous a imposé la suppression du terme planification, avec le libéralisme qui avait le vent en poupe. Cela n’a pas été le cas pour eux, ceux qui ont exercé des pressions sur nous. Je ne connais pas un seul pays ultralibéral qui n’ait pas d’institut de prospective. Peu importe le mot. Au japon et en Corée du Sud, les instituts de planification sont essentiels. Quelle que soit la personne à la tête d’un institut, la structure aura sa propre logique. Elle continue à produire des éléments de comparaison. Or, comme si on a voulu, à un moment déterminé, briser une machine qui était capable de produire. C’était la période de la destruction de 500 000 emplois et de la mise en prison de presque 4000 cadres.
-La période Ahmed Ouyahia…
Je ne veux pas nommer non par peur mais parce que c’est sans intérêt. C’est un système qui produit ce résultat. Je ne citerai pas Ouyahia, pas même Bouteflika ou Tewfik. Ce n’est pas un problème d’individus. On a cité des noms par le passé, Benahmed Abdelghani, Larbi Belkhir, Smaïl Lamari… Ils sont tous partis. Eddayem rabi. Cela a-t-il amélioré le fonctionnement du système ou la vie quotidienne des citoyens ?
-Alors c’est quoi le système ?
Le système est une logique à laquelle adhèrent quelques individus. Ce n’est pas X qui crée une logique d’adhésion autour de lui. C’est pour cela qu’il faut travailler sur la nature du système et non sur les individus.
-Vous évoquez dans le livre le manque de discipline et d’autorité en Algérie. Comment faire pour que le manque de discipline et d’autorité ne servent d’alibis pour augmenter la répression ?
La répression ce n’est pas de l’autorité. La répression ne mène pas à la discipline. L’Algérie est constituée par un peuple rural qui s’est citadinisé en deux générations. Nous sommes passés de la discipline de la famille élargie du village et de la tribu à la ville, sans acquérir les repères de la ville, sans transition.
-Bien que dans le passé, l’Algérie avait des villes…
Bien sûr, mais les villes ont été vidées par les Français. Pendant la période coloniale, la culture citadine de ces villes a été vidée sinon violée. On revient à l’histoire de l’exclusion des élites et des classes bourgeoises, par la prison, le meurtre ou l’exil. Les villes ont été désurbanisées sous l’angle arabe pour les urbaniser sous l’angle européen. La campagne a été déruralisée. Il fallait occuper de façon militaire ces campagnes par les colons français. Nous avons affaire à une paysannerie qui a perdu ses repères. Des paysans qui ont accès brutalement à la ville au lendemain de l’indépendance. Tout cela a amené à la perte de la discipline après celle des repères. Cela s’est exprimé à l’intérieur des familles avec le rôle des parents qui a changé. Même chose pour les relations frères et sœurs. Ce changement de discipline a induit des comportements négatifs.
Ce qui est constaté à l’intérieur des familles, l’est également au sein de l’Etat et de son administration. C’est un Etat qui n’est pas parti de repères faisant le lien avec notre histoire, notre sociologie et notre anthropologie et la nécessité d’un monde moderne. On ne pas faire fonctionner une APC quand on tourne le dos à la tradition de la djemâa. Quand vous avez une Assemblée communale qui ignore cette tradition reconnue par la population, le citoyen ne sait pas quelle discipline il doit adopter. Il est quelque peu perdu. D’autres logiques se mettent en place. L’institution du service national était une bonne idée au départ dans les années 1970. Cela a créé une situation avec de nouveaux repères positifs comme celui de la nation. C’était un moment où l’on pouvait organiser le brassage de la population.
L’université était un autre moment pour réaliser ce brassage avec une autre discipline et accepter de nouvelles normes, avec une université par wali ce brassage a disparu… Mais c’étaient des moments où l’Etat n’a pas émis de règles. Cela ne vient pas tout seul. C’est le rôle de l’école aussi d’émettre des règles et des normes. La discipline est l’une des fonctions essentielles de l’Etat. A partir du moment où la justice n’est pas rendue, où l’éboueur ne fait pas son travail, où l’on jette les ordures par terre, où l’on ne respecte plus les voisins, toute la discipline s’effondre, parce que l’autorité n’est pas reconnue en tant que telle. Malheureusement, il faut revenir à une autorité plus forte, ce qui ne signifie pas l’autoritarisme. Revenir aussi à des règles de discipline. Des règles qui s’écrivent, cela ne s’invente pas. L’école n’assure pas la discipline, car elle ressemble au pouvoir et à tout le reste. Pour réussir de nos jours, il faut aller à l’école en dehors de l’école, suivre des cours particuliers et s'expatrier...
-L’absence d’accumulation culturelle et scientifique est un autre problème de l’Algérie, comme vous l’expliquez dans l’essai. Quelle est l’origine de ce problème ?
Il y a même une volonté de désaccumulation. Ce n’est pas un hasard si à chaque fois qu’une équipe technologique se forme dans l’éducation, dans la pétrochimie, dans le gaz, dans les banques, on fait en sorte de supprimer l’équipe et de la faire disperser. Pourquoi le fait-on ? Pour faire plaisir aux étrangers qui nous dominent ? Oui. C’est le rôle du comprador dont les intérêts sont liés aux intérêts étrangers. Est-ce pour éviter qu’on accumule ? Oui. Car si l’on accumule, cela signifie une capacité autonome de production et de reproduction. Cela peut remettre en cause les circuits de rente et de prédation mais aussi le pouvoir. Parce que le pouvoir repose sur l’opacité et sur des règles d’indiscipline. Donc, ce n’est pas le fruit du hasard. C’est une nécessité objective parce que nous avons affaire à des institutions illégitimes qui ne sont liées qu’aux intérêts de l’étranger. Encore une fois, ce n’est pas la faute de l’étranger (…).
La nature a horreur du vide. Les ingénieurs algériens font fonctionner actuellement des groupes pétroliers et gaziers dans le Golfe comme au Qatar. Objectivement, si ces ingénieurs algériens ne sont plus en Algérie, leurs places sont prises par des étrangers. Ils finissent donc par avoir la mainmise. Sonatrach est obligée de sous-traiter tout ce qui est complexe. Sa dépendance est plus forte qu’elle n’était avant alors qu’on produit plus d’ingénieurs que par le passé. La mainmise vient de cette situation de peur d’une élite qui accumule et qui peut prendre le pouvoir et remettre en cause certains statuts. Aussi met-on dehors cette élite algérienne et on la remplace par des étrangers qui, de plus en plus, prennent du pouvoir.
-Pourquoi la publication de cet essai critique aujourd’hui ? Aujourd’hui qu’un vent de révolte souffle sur les pays arabes et que des appels au changement sont de plus en plus audibles, de plus en plus forts ?
Le livre a été écrit il y a deux ans. Le monde arabe ne connaissait pas de révoltes. J’ai constaté qu’il y a un désir chez les jeunes de prendre une part du pouvoir. Je n’oublie jamais que j’étais gouverneur de la Banque centrale à 39 ans. A 39 ans, si l’on n’est pas général, vaut mieux être homme politique ou entrepreneur. On ne peut pas être rien. Je trouve légitime que les gens de 39 ou 40 ans appellent à changer les choses. Voyant que j’étais toujours considéré comme jeune par les tenants du pouvoir, alors que je suis grand-père, et voyant que ces jeunes refusaient même d’écouter ce que l’on avait à leur dire, je me suis dit je vais donner quelques clefs de compréhension à travers ce livre. C’est un algorithme, ce n’est pas de la littérature. Il s’agit de clefs qu’il faut manipuler. Par ailleurs, je me sens humilié.
Dans cet hôtel (hôtel El Djazaïr où l’interview a été réalisée, ndlr), une belle collection de lustrerie existait. Il y a deux pays arabes qui faisaient de la belle lustrerie, la Syrie et l’Algérie. Cette lustrerie a été remplacée par du plastique, du toc. Regardez ce décor du salon : ce n’est pas celui d’un hôtel de classe. Tout ce qui est ancien a disparu de cet hôtel. Les céramiques de Boumahdi ont été remplacées par de la faïence de salle de bain. Il y a un problème de respect et de conscience de soi. (…) On aurait pu enlever les meubles et les céramiques de cet hôtel et les mettre dans un musée, au moins provisoirement. Rien ! De la destruction permanente. Cela est humiliant. Les Algériens ne sont pas des bras cassés. Pourquoi les Marocains et les Tunisiens s’en sortent-ils ? Tous les pays ont avancé, et nous, nous passons notre temps à faire des constats. Nous sommes les derniers de la classe en tout. Prenez l’exemple de l’équipe nationale de football. Quel a été son problème ? Le manque de discipline ! Ce n’est pas un problème d’individus.
Collectivement, on est tellement hors du temps. Ce n’est pas l’échec d’un individu, Saâdane Rabah ou autre. C’est un échec collectif. Nous faisons appel à des joueurs avec une culture de discipline et on les met dans notre ambiance d’indiscipline. Donc ça suffit ! Des sommes considérables ont été dépensées pour cette équipe de football. Nous avons acheté de l’échec. Ce n’est pas les joueurs qui sont en cause à titre individuel. Parce que nous reproduisons l’échec en permanence. Cette équipe de foot est significative de l’état de notre pays. Je ne suis pas fier. Je pense à mes enfants qui ont le droit d’avoir un pays. Nous sommes à un moment de l’histoire où se reproduisent les conditions positives que nous avons eues pendant la préhistoire, une situation où le Maghreb central peut advenir de nouveau comme une position géographique de production intellectuelle et institutionnelle importante.
Mon livre peut être lu politiquement évidemment. On peut même le lire comme un programme politique. C’est pour cela que j’ai expliqué dans le livre ma relation avec Mouloud Hamrouche. J’ai tenu à dire que c’est quelqu’un que j’apprécie et pour qui j’ai un profond respect. On peut estimer quelqu’un en étant libre. Je travaille avec des gens qui acceptent mon point de vue. Cela a été le cas avec Abdelhamid Brahimi, Mouloud Hamrouche ou Ghazi Hidouci. C’est un hasard qu’il y ait eu le printemps arabe. J’ai dit que tout est possible puisque l’étranger est prêt. Cela n’était pas possible de notre temps parce que l’étranger ne voulait pas de changement. Il y avait une alliance objective entre les tenants du statu quo à l’intérieur et à l’extérieur.
Actuellement, les choses ont changé. Je pense que nos dirigeants n’ont pas compris la nécessité du changement. Ils croient que le temps peut se gérer et qu’on leur donne la possibilité de perdurer. Comme je suis contre la violence, il faut rompre avec la nécessité d’arriver au pouvoir par la violence. On peut toujours faire évoluer les choses. Chez nous, l’armée est essentielle. On peut être antimilitariste, ne pas aimer l’armée, mais pour autant considérer que c’est la colonne vertébrale du pays. Il faut absolument sauvegarder cette colonne vertébrale. C’est une nécessité absolue et objective quelle que soit la philosophie de tout un chacun. Il faut éviter qu’il y ait un collapsus à l’intérieur des institutions pour qu’elles restent vivantes.
Bio express :
Né à Alger en 1951, enfant de La Casbah d’Alger, Abderrahmane Hadj-Nacer appartient à une famille de lettrés de la vallée du M’zab puisqu’il est l’arrière-petit-fils de cheikh Teffayech et le cousin de Moufdi Zakarya. Introduit très tôt, par son cercle familial, aux débats politiques et culturels du siècle, il n’a jamais cessé de s’intéresser aux questions les plus centrales de l’Algérie, du monde musulman et de la région méditerranéenne.Des études à Namur et Louvain, après un passage à l’Ecole polytechnique d’Alger, lui ont permis de nourrir des réflexions et une carrière d’économiste et de banquier national et international. Il a fait ses premières armes au ministère algérien du Plan, puis à la Présidence de la République, ce qui lui a permis de participer activement à la conception et à la réalisation des réformes nécessaires à l’évolution de l’économie algérienne. Il a donc été gouverneur de la Banque centrale d’Algérie, conseiller pour le monde musulman à la Banque Lazard Frères et Compagnie, dirigeant auprès d’autres entités comme la Société marseillaise de crédit ou Natexis-banque populaire, à Paris.
Initiateur de la loi sur la monnaie et le crédit d’avril 1990, il est à l’origine de la création d’établissements financiers privés à Alger. Il dirige aujourd’hui, un holding à Paris (HBC), et est partenaire fondateur d’une banque d’affaires à Tunis (IM Banque). Abderrahmane Hadj-Nacer est par ailleurs membre de groupes de réflexion internationaux. Ainsi, il est président du comité de parrainage politique et dirige, avec l’économiste Christian de Boissieu, le conseil scientifique de l’Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranéen).