jeudi 31 octobre 2013

La revanche des insectes



Un ravageur inattendu dans les champs de tomates

Introduit  pour lutter contre la mineuse de la tomate, cet insecte entomophage est en train de se transformer en redoutable dévastateur de cette plante qu’il était sensé protéger. Ramenée depuis l’Espagne, la punaise Nesidiocoris tenuis fait actuellement des ravages dans les champs de tomates de la région de Mostaganem. De l’avis des chercheurs, cette mésaventure pourtant prévisible est en train de bouleverser radicalement la stratégie de lutte contre les ravageurs des cultures, prônée et soutenue jusque-là par les pouvoirs publics.

La perspicacité d’un trio de chercheurs en protection des végétaux vient de mettre en évidence les nuisibilités inattendues provoquées par un ravageur qui est considéré jusque-là comme un puissant auxiliaire dans la lutte contre Tutta absoluta, la mineuse des plants de tomate. Ce parasite connu pour ses origines sud américaines avait été introduit, dès la fin de l’année 2007, dans le Mostaganémois par un opérateur espagnol. En effet, avant l’arrivée de cet opérateur, ce parasite était inconnu de nos agriculteurs. Venu pour importer de la tomate au profit du marché espagnol, cet opérateur a alors transgressé les règles élémentaires en matière de protection phytosanitaire, en rapatriant en Algérie plusieurs conteneurs de tomate qui venaient d’être refusés d’accès sur le territoire Espagnol. Après un séjour de plusieurs jours au niveau du port d’Alicante, les caisses de tomates appartenant à des maraichers du Dahra, ont dû faire le chemin inverse, à l’insu de ses partenaires. En effet, cet aventurier qui avait pignon sur rue, n’avait pas trouvé mieux que de restituer à chaque fellah les caisses de tomates produites sur son exploitation. Selon plusieurs témoignages recueillis à l’époque, les fruits étaient dans un état de décomposition avancée. Après 5 mois de lutte acharnée, face à la persistance du phénomène et l’aggravation des dégâts, les fellah décident d’alerter les responsables sur « l’invasion des culture de tomate sous serres d’un mystérieux ravageur causant des dégâts importants malgré les traitements intensifs par l’utilisation de tous les insecticides présents sur le marché national, lesquels n’ont pu éradiquer ce fléau ». Détail d’importance, ce sont les serres des fellah ayant reçu les caisses refoulées d’Espagne qui ont abrité  les premières attaques. 

Des dégâts spectaculaires
Cette première alerte restera malheureusement

Tomates infestées par Tutta absoluta
sans suite, alors que la terrible Tutta absoluta se répandait à une grande vitesse dans les champs du Dahra et de Mostaganem. En effet, les techniciens diagnostiqueront une attaque de teigne, un insecte connu pour ses ravages sur les tubercules de pomme de terre, ce qui fera d’autant trainer la prise en charge du fléau. Tout en généralisant l’invasion à toute l’Algérie. En effet, personne ne songera à réglementer les déplacements de milliers de milliers d’œufs et de larves lors du transfert de quantités considérables de tomates vers le centre puis l’est du pays. Si bien qu’ en moins de 6 mois, Tutta absoluta sera signalée dans la plupart des champs et des serres de tomates du pays, depuis Biskra, jusqu’à Mostaganem, en passant par Skikda, Jijel, le Sahel Algérois, Boumerdès et l’Oranais. Ce sont les spectaculaires dégâts causés à la fois sur les tiges, les feuilles et surtout les fruits qui feront réagir les pouvoirs publics, à travers l’INPV. Ainsi, dès l’année 2009, soit une année après l’arrivée des premiers ravageurs, plus de 1 million de capsules de phéromones destinées à piéger les males, seront distribuées gratuitement aux agriculteurs. Ce n’est que tardivement que le ministère de l’agriculture mettra en place un programme de lutte intégrée contre la mineuse de la tomate. Intervenant lors d’une journée de sensibilisation organisée à Mostaganem, Melle Touad Sofia, soulignera la nécessité de « recourir à des mesures de prévention et de lutte biologique et chimique rationnelles pour préserver ce produit" à travers le territoire national. En clair, le ministère engageait une stratégie de lutte, alliant à la fois le recours à des substances chimiques et l’usage rationnel de moyens biologiques, comme le soulignera avec force, le Dr Bachir Dridi, conseiller auprès de la FAO et cadre chevronné à l’INPV. Dans la région de Mostaganem, le ministère procèdera à la distribution de capsules de phéromones destinées à capturer les males de Tutta absoluta, par la mise à disposition des fellah plus de 5.000 pièges qui seront répartis à travers plus de 8000 serres de la région de Aâchaâcha. L’opération a été généralisée ensuite à toutes les régions de production de tomate de plein champs mais également sous abri serre. Passant à une autre vitesse, les pouvoirs publics feront appel à la lutte biologique pure. A partir de l’année 2011, alors que les effets des phéromones étaient largement parvenus à réduire de manière substantielle la population du ravageur, les pouvoirs publics se tourneront vers l’importation d’une punaise, Nésidiocoris tenuis (Reuter, 1895) à partir de l’Espagne.
 
Dégats causés par Tutta absoluta
La recherche d’ennemis naturels
Très vite les boites de 250 ou de 500 pièces seront distribuées aux fellah. Des lâchers de cet entomophage connu pour s’attaquer aux larves de Tutta absoluta seront largement médiatisés. Limités dans un premier temps aux seules cultures sous serre, cette punaise dite « Espagnole » finira par se retrouver dans les cultures de plein champ, à la grande satisfaction des fellah. Pourtant, au laboratoire de protection des végétaux de l’université de Mostaganem, ils étaient une poignée de chercheurs à ne pas adhérer sans réserves à ce programme. A l’époque, les chercheurs Malika Boualem, Abdelwahab Mokhbi et Djamel Mahiout travaillent déjà sur cette punaise qu’ils ont identifiée bien avant l’introduction de sa cousine « Espagnole ». En effet, œuvrant particulièrement sur la biologie de Tutta absoluta et de ses ennemis naturels, ces chercheurs ont commencé par identifier les auxiliaires indigènes. C’est ainsi que Nesidocoris tenuis, connue pour sa prédation de l’Aleurode ou mouche blanche, est mise en évidence à l’état endémique. Cette punaise indigène devient très vite une préoccupation des chercheurs Mostaganémois qui lui consacrent plusieurs travaux. Si bien que l’introduction massive de la punaise « Espagnole » ne les laissera pas de marbre. Dans les recommandations de leurs travaux, ces derniers  n’omettront pas de recommander la plus grande prudence quant à l’usage immodéré à la fois des pesticides, des phéromones mais également des insectes auxiliaires. D’autant que plusieurs auteurs, du bassin méditerranéen et d’Amérique Latine n’ont cessé de souligner les penchants phytophagiques de Nesidocoris tenuis. Deux ans après l’introduction de la punaise « Espagnole », les appréhensions des chercheurs de Mostaganem viennent d’être confirmées sur le terrain. En effet, depuis quelques jours, des maraichers de Hassi Mamèche, d’Ouréah et de Stidia ont alerté les chercheurs qui se sont déplacés dans les cultures pour identifier un nouveau phytophage. Observées sous loupe binoculaire, les larves de différents stades sont formellement identifiées comme étant celles de Nesidiocoris tenuis, la fameuse punaise sensée combattre Tutta absoluta. Autre remarque de taille, sur les champs infestés, nulle trace de Tutta absoluta, ce qui à priori est loin d’être un paradoxe. Surtout que chez la plupart des chercheurs à travers le monde, ce phénomène était absolument prévisible et redouté. Une fois installée dans les cultures, la punaise dévore en priorité sa cible préférée, à savoir les œufs et les larves de Tutta absoluta ; mais en l’absence de ce parasite, la punaise, comme le souligneront avec force nos interlocuteurs, retrouve ses instincts phytophages. Ce comportement de survie n’est pas rare dans le monde des insectes comme tiennent à le rappeler Malika Boualem et Abdelhahab Mokhbi.
 
Adulte de Nésidiocoris tenuis
Dérives et mauvaises surprises
 De son coté, Djamel Mahiout met l’accent sur le recours à de nouveaux pesticides présents sur le marché et que les fellah se sont précipités à utiliser avec si peu de modération. Pour ce jeune chercheur, les résultats semblent à la hauteur des investissements consentis, puisque la panoplie de pesticides- essentiellement trois produits commerciaux à base de Spinosade, de chlorantraniliprole et de lambda cyhalothrine- ont permis de freiner la population larvaire. Ramenée à gros frais et utilisée sans réel contrôle, la punaise « Espagnole » vient de se retourner contre ses mentors.
Mais pour les chercheurs, le pire serait peut être à venir, car ce qu’ils craignent par-dessus tout, même s’ils le disent avec beaucoup de réserves, c’est la collusion entre l’espèce locale et celle importée d’Espagne. Très au fait de l’entomologie, Malika Boualem souligne que rien n’interdit à des insectes de la même espèce de s’accoupler et ensuite de donner naissance à une nouvelle population. Pour elle, l’existence d’une punaise locale étant avérée, il faudrait s’attendre à un échange de gènes entre les deux punaises.
Pour sa part, le Dr Mokhbi souligne que « la promotion de méthodes de protection des cultures respectueuses de l’environnement est  évidemment souhaitée, d’autant que la mise au point de méthodes biologiques afin de juguler l’infestation  de ravageurs comme Tuta absoluta, véritable peste pour la culture de tomate, conduit parfois les chercheurs et les firmes à proposer aux fellah des produits et des procédures susceptibles de favoriser une espèce prédatrice de ravageurs nuisibles, ce faisant, les résultats peuvent parfois réserver d’amères surprises ». Abondant dans le même sens Malika Boualem rappelle « la bonne sagesse populaire  qui stigmatise le remède quand il cause plus de préjudices que le mal qu’il vise à éradiquer ».
Pour sa part, Djamel Mahiout souligne « l’impérieuse nécessité de la lutte intégrée alliant méthodes biologiques et méthodes chimiques raisonnées et raisonnables ».
Pendant que larves et adultes de Nésidiocoris tenuis continuent de se propager à travers les champs de tomate, les chercheurs songent aux risques de contaminations des serres dont les plantations débutent actuellement dans la région de Aâchaâcha, la plus précoce.
 
Fleurs avortées
Un autre regard envers les pesticides
Les chercheurs redoutent l’apparition du même phénomène dans les autres zones maraîchères du pays.
A l’appui de leur thèse, ils soulignent le changement des mœurs alimentaires  de la punaise qu’ils expliquent en grande partie par l’absence de Tutta absoluta dont les dégâts se sont amenuisés,  probablement en raison d’une utilisation intempestive et redondante des pesticides, ou tout simplement  à cause d’une concentration élevée de Nésidiocoris tenuis .  En absence de sa cible favorite, la  punaise se devait  de revenir à un régime alimentaire phytophage; ciblant, comme cela a été observé, les parties les plus tendres de la plante en croissance active et qui de ce fait bénéficient d’un afflux privilégié de sève et de nutriments. L’insecte ou sa larve vient piquer le pétiole du bouquet floral, faisant avorter les fleurs  et tomber les jeunes fruits en pleine nouaison. Il s’en suit une réduction du nombre de fleurs  et donc une baisse du nombre de fruits. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’une plante en fin de cycle productif, pleine de vigueur, la perte de fruits peut être compensée par un grossissement de ceux épargnés par le parasite. Une sorte d’éclaircissage qui n’affecte que légèrement les rendements. Cependant, l’intensité des attaques diffèrent grandement selon la vigueur des cultures et la qualité des soins prodigués. Si au niveau de Ouréah, l’avortement ne concerne qu’une à deux fleurs par poquet soit 20%,  sur les hauteurs de Hassi Mamèche, la perte atteint  jusqu’à 80, voire 100% du poquet floral. Ici, l’intensité des dégâts s’explique par une très forte concentration du ravageur avec présence de tous les stades larvaires ainsi que des adultes. Il est certains que pour ce jeune fellah, la chute de rendement sera autrement plus importante. Qu’en sera-t-il lorsque la punaise s’attaquera à de plus jeunes plants en phase de croissance? Nul doute que pour les maraichers qui se sont spécialisés dans la culture de la tomate, assurant une disponibilité durant toute l’année, une pullulation de cette punaise devra nécessairement entrainer des pertes inattendues et susciter un recours immodéré aux pesticides, la seule réponse qui sied à la fois aux cultivateurs mais également aux importateurs de substances chimiques, aux origines parfois douteuses. Celles dont les effets sur l’environnement, donc sur le consommateur, méritent un autre regard. Et surtout une attitude moins désinvolte, car il en va de la santé des utilisateurs mais aussi, on peut le craindre, du consommateur.
 
Poquet floral infesté et normal
Biologie de Nésidiocoris tenuis
 La punaise Nésidiocoris ténuis appartient à la famille des Miridae. Il s’agit d’un hétéroptère dont l’identification est attribuée à Reuter (1895). Connue pour son avidité pour les œufs et les larves d’Aleurodes et de Tutta absoluta, elle est présente à l’état endémique au niveau du bassin méditerranéen, ainsi qu’en Australie et en Amérique Latine. Insecte suceur, il se nourrit essentiellement en ponctionnant les larves de ses cibles. Il est également connu pour sa voracité des jeunes pousses de solanacées (tomate, pomme de terre, aubergine…) dont il attaque les parties les plus tendres et les plus charnues. A 26°C, son cycle biologique complet s’étale sur 29 jours, dont 12,5 jours comme adulte ailé pouvant se déplacer à travers les champs. La vie larvaire se compose de 5 stades, dont le tiers concerne le passage d’œuf à larve de premier stade. Par ailleurs, l’insecte module son cycle de développement en fonction de la température : 60 j à 15°C, 30 j à 25°C et 10 j à 35°C. Les femelles vivent environ 40 jours mais les mâles peuvent vivre un peu plus longtemps. Une femelle pond au total entre 100 et 250 œufs, suivant la température et la disponibilité alimentaire.

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