Voilà bientôt 11 années que cet entretien est paru sur les colonnes d'El Watan Week End. Sans doute l'un de mes entretiens le plus aboutis.
« On me
fait un procès d'inquisition comme on l'a fait pour Copernic »
« Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette
situation ' Pourquoi ce glissement vers un rigorisme, vers un Islam
d'étroitesse d'esprit, alors que l'Islam est la religion des penseurs »Le
destin a rattrapé le jeune Bentounès à 25 ans pour succéder à son père comme
guide de la zaouia alawiya qui fête cette année son centenaire. Retour sur un
parcours hors du commun en compagnie d'un homme qui a toujours combattu les
intégrismes.
Propos recueillis par Aziz Mouats
Publié dans El Watan Week End Edition du 3 juillet
2009
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A M: On reconnaît la tarîqa alawya à son ancrage dans la
modernité, d'où vient cet héritage ? '
Cheikh Khaled Bentounès : Incontestablement du cheikh El
Alaoui en personne. Mon grand-père, mon père et moi-même n'en sommes que les
continuateurs. Souvenons-nous, au début des années 1920, cheikh El Alaoui
s'affirmait déjà comme un homme des médias. C'est unique dans l'histoire des
zaouias qu'un cheikh prenne conscience de la nécessité de communiquer. Il avait
créé deux journaux, et lorsque l'administration coloniale avait ordonné à l'imprimeur
de ne pas tirer El Balagh, le cheikh a acheté une rotative. Cette dernière est
encore là, c'était pour ne plus dépendre de personne et avoir son autonomie. Ma
grand-mère me racontait que très jeune, son père l'attachait avec une corde
afin qu'elle puisse se baigner sans risque dans une piscine qu'il avait
aménagée en bord de mer. Nous sommes en 1920 ! Cheikh El Alaoui n'avait
aucun complexe vis-à-vis de l'Occident. Dès le début, il avait acquis la conviction
qu'il fallait être au coeur de la modernité et de la civilisation occidentale,
de s'interroger et comprendre que les enjeux futurs dépendent de l'harmonie
entre l'Orient et l'Occident. Il cherchait un équilibre entre une matérialité
humanisée et une spiritualité affranchie des traditions empiriques et
rétrogrades.
A M : Comment cette ambiance vous a baigné ? '
Cheikh Khaled Bentounès : J'ai vécu dans cette ambiance, au
milieu d'oulémas (savants de la foi) qui m'apprenaient le Coran, la charia,
Sidi Khlil' On apprenait par coeur des livres entiers, ce qui nous embêtait un
peu en tant qu'enfants, mais il fallait les apprendre ! A côté de ça, nous
avions des sages qui remettaient tout en question, voire en dérision ! Ce
qui cultivait notre esprit critique, une éducation de l'ouverture, où il n'y
avait aucune vérité acquise. Il n'y avait aucun tabou et tout était pétri dans
la sincérité, c'est important la sincérité.
A M : Ce qui explique cette caractéristique chez la tarîqa,
l'absence de tabous, alors que Mostaganem était connue pour son
rigorisme ; filles et garçons, dès le jeune âge, apprennent à se côtoyer
et activer en mixité ?
Cheikh Khaled Bentounès : C'est vrai que filles et femmes sont
présentes dans nos activités, mais c'est ce qui caractérise une école de la
vie. Nous sommes totalement ancrés dans la tradition, mais nous sommes
également dans la modernité. C'est un mixage d'une tradition millénaire et
d'une modernité assumée. Nous sommes conscients que si on refuse à nos jeunes
de vivre dans leur temps, ils vivront cachés. C'est pourquoi nous voulons
qu'ils s'assument pleinement, dans une ouverture d'esprit et en toute
responsabilité.
A M : Il y a également cette absence totale du voile ?'
Cheikh Khaled Bentounès : Il est préférable de vivre
pleinement, dans la société, sans se cacher derrière un habit imposé. Il est
préférable pour la femme de s'habiller comme elle le souhaite, avec ou sans voile.
Nous voulons lui enlever le voile intérieur, celui qui est dans les esprits,
c'est ça l'ouverture que nous enseignons. Comment expliquer qu'à la
zaouia ça marche alors que le voile est imposé par la société ' Parce qu'à
la zaouia, nous enseignons la liberté. Nous cherchons à rendre à l'homme sa
liberté, Dieu dit « La Ikraha fi Din », « pas de contraintes en
religion », Dieu n'impose rien à personne. Comment un homme peut-il
s'arroger ce droit ' Pourquoi notre société s'est figée ' Tout le
monde sait que partout tout le monde boit de l'alcool, prend de la drogue, et
la société fait semblant de ne pas savoir, alors que les maux sociaux sont une
réalité !
A M : A la disparition de votre père, vous aviez 25 ans,
étiez-vous préparé à ce lourd héritage ? '
Cheikh Khaled Bentounès : Préparé ' Je n'en sais rien.
J'avais quitté le pays pour ne jamais y revenir. J'avais construit ma vie
ailleurs. En faisant quoi ' J'étais en France et j'avais mes salons
de prêt-à-porter. J'avais mes mannequins et je produisais en Turquie et vendais
en Afghanistan, en Inde, au Pakistan, en Grèce, au Mexique, au Maroc. J'avais
obtenu la représentation de marques françaises et j'envisageais d'ouvrir des
boutiques dans le Golfe. En 1973, les prix du pétrole ayant flambé, j'aurais pu
finir « bêtement » comme un richissime homme d'affaires, j'aurais
gagné beaucoup d'argent et gâché ma vie.
A M : Ça devait être très dur, à 25 ans, de laisser tomber
autant de projets ?
Cheikh Khaled Bentounès : Au début, ce fut très dur !
D'abord, j'ai refusé de succéder à mon père, mais la décision avait été prise par
les sages, à mon insu, bien avant que je n'arrive de l'étranger. Puis, une fois
l'enterrement effectué, on est obligés de désigner un successeur par la remise
par les grands sages de leurs chapelets. A ce moment, je fus stupéfait, je leur
disais : « Vous vous trompez de personne », et je le criais haut
et fort ! J'avais alors des cheveux longs, je portais un jean et un
blouson en cuir comme les jeunes de l'époque, et je leur disais que je n'en
voulais pas ! J'étais convaincu que je n'avais plus rien à faire avec eux,
dans ce pays' Puis voilà, je me retrouve avec cet héritage sur les bras. Je ne
savais pas par où commencer, puis il y avait ces sages qui m'entouraient de
leur bénédiction et de leur affection. Ce sont eux qui vont m'aider à
comprendre ma nouvelle mission. J'allais vivre une année avec un feu dans ma
poitrine. La nuit, je hurlais de douleur, ma femme en est témoin, je vomissais
tout ce que j'avalais, j'ai consulté plusieurs médecins, sans que personne ne
trouve de remède. Puis progressivement, je rentrais dans mon nouveau destin, ce
fut une sorte de renaissance ou de réincarnation. Un être s'éteignait et
l'autre renaissait dans un même corps. J'acceptais ce rôle malgré moi, car je
ne suis pas un savant ni un intellectuel, je ne suis que ce que l'on m'a
appris, un serviteur ! C'est ma place, je la connais, Dieu merci.
Dans l'histoire, y a-t-il un antécédent où un si jeune disciple succède au
maître ' Oui, mon propre père, El Hadj El Mehdi ! Il a été cheikh à
24 ans et c'était le premier cheikh sans barbe ! Il est mort à 47
ans.
A M : C'est très jeune pour mourir ?
Cheikh Khaled Bentounès : En effet, après avoir vécu toute la
guerre d'Algérie, puis l'indépendance et la construction du nouvel Etat
algérien, il y eut les brimades et l'humiliation, la prison et l'exil forcé à Jijel.
Après tant d'injustices, on cherchait à le « casser » et on y est
parvenu. Il est mort dans la solitude et le dénuement, sans jamais céder. Il a
toujours gardé le cap dans l'espoir que ce pays retrouve son héritage et sa
dignité et osera revenir à lui-même.
A M : Vous voulez dire vers la vérité ? '
Cheikh Khaled Bentounès : Oui ! Notre peuple
doit impérativement faire le constat des longues années d'échec qui l'ont amené
à cette terrible situation où l'Algérien tue l'Algérien, où les enfants
innocents sont égorgés, où les filles, les femmes innocentes, les vieillards
périssent par une sorte d'absurdité généralisée, une folie collective. Détruire
son pays, détruire les siens, au nom de principes qui n'ont aucun sens.
C'est au nom de ces mêmes principes qu'un groupe fait pression pour faire
retirer votre livre ' Faudrait-il qu'ils le lisent ! C'est trop facile
de jeter l'opprobre sur une oeuvre sans l'avoir vu ni consulté. On est
loin de la modernité, ces gens-là sont-ils porteurs de modernité ' Si je
donne un sens à la modernité en disant qu'elle est d'abord responsabilité, je
dirai qu'ils sont irresponsables. On ne peut pas juger ou mal juger quelque
chose parce l'on n'aime pas quelqu'un.
A M : En l'occurrence ces miniatures persanes, c'est un
patrimoine du monde musulman, où est le problème ? '
Cheikh Khaled Bentounès : Tout à fait. J'ajouterai qu'elles
sont exposées dans les plus grands musées du monde, comme Topkapi (en Turquie),
et ce, depuis leur création.
A M : Alors que vous vous reproche-t-on ?'
Cheikh Khaled Bentounès : Ce ne sont pas ces miniatures qui
sont visées, elles ne sont qu'un prétexte. Ce qu'on me reproche, ce sont ces
photos du XIXe siècle, prises pour perpétuer les instants les plus précieux de
notre patrimoine commun. Ce sont les photos des mausolées qu'on a détruits, et
moi je demande seulement ce que sont devenus les mausolées des martyrs
d'Ouhoud ' Où est le mausolée des martyrs de Badr ' Où sont les
mausolées de Sayyda Khadidja et de Sayyada Aïcha, la première musulmane et la
mère des croyants ' Où est la maison du Prophète Sidna Mohammed '
C'est ça qui dérange en réalité ! Cette histoire que l'on nous cache, dont
on ne veut pas parler. C'est notre histoire, et nos enfants sont en droit de la
connaître pour mieux se préparer à un monde qui ne pardonne pas aux faibles. Sous
prétexte d'une religion qu'ils ont transformée en une idéologie manipulable. Au
service de qui ' De quels intérêts '
A M : Qui est derrière ces actions ? '
Cheikh Khaled Bentounès : Je le dis avec sérénité, regardez
d'où vient le salafisme et vous comprendrez tout. Prenons nos responsabilités
et lisons l'histoire. Cheikh Khaled n'a rien inventé, il a tout simplement
retrouvé des documents qu'il met à l'appréciation des musulmans. Je les mets
également entre les mains des chercheurs, afin qu'ils s'en emparent et qu'ils
disent ce qui s'est réellement passé. Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette
situation ' Pourquoi ce glissement vers un rigorisme, vers un Islam
d'étroitesse d'esprit, alors que l'Islam est la religion des penseurs, des
philosophes, des lumières. Avec cette cabale, nous sommes revenus au Moyen-Âge
chrétien, avec ses procès en inquisition. On me fait un procès d'inquisition
comme on l'a fait pour Copernic.Mais tout ça est fini ! C'est fini !
Je ne pense pas que l'Algérie d'aujourd'hui puisse accepter ça. Les Algériens
ont envie de retrouver l'Islam de leur terroir, celui des leurs aïeux,
tolérant, ouvert, qui prépare l'homme par une éducation responsable, ouverte
sur la modernité sans rien renier de son patrimoine.
A M : Qu'enseignez-vous à vos disciples pour les éloigner du
salafisme ? '
Cheikh Khaled Bentounès : Que la vie est sacrée. La vie de la
soeur, du frère, du voisin, celle d'un Noir, d'un Japonais, d'un Russe, elle
est sacrée. Ensuite, il faut qu'il apprenne la raison critique, que ça vienne
de lui-même, de son for intérieur. Enfin l'altérité, l'autre c'est notre
miroir, il peut nous guérir de nos propres maux. Puis il y a la préservation de
la nature, Dieu nous a confié un paradis, nous devons le préserver. A travers
ce centenaire du Cheikh El Alaoui, nous avons invité de nombreux
universitaires, afin qu'ils nous parlent des dangers que nous faisons courir à
notre environnement. Justement, pourquoi avoir organisé ce colloque à
l'université, alors que la zaouïa dispose de suffisamment d'espace ' Parce
que l'université est la maison du savoir. Contrairement à d'autres, nous
voulons aller au-delà des limites et des tabous et nous ouvrir sur l'universel.
Nous aimons les provocations positives, celles de mettre face-à-face nos
universitaires et ceux venus de trente-quatre pays amis nous faire partager
leur expérience et leur optimisme. Je veux une Algérie vivante, une Algérie
libre, je souhaite que mes concitoyens vivent dans un pays libre, sans aucune
contrainte. « Pas de contrainte en religion » : c'est le Coran,
ce n'est pas cheikh Khaled qui le dit ! Je veux que mon pays ne vive plus
dans l'hypocrisie. J'ajouterai enfin que l'Islam n'est la propriété de
personne, chaque musulmane, chaque musulman est responsable. Je le souligne
avec force : sans la femme, aucun avenir pour l'Islam !
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Bio express : Président d'honneur de
« Terres d'Europe », fondateur des Scouts musulmans de France et
membre de la consultation de l'Islam de France, président honoraire de
l'Association internationale des amis de l'Islam, cheikh Khaled Bentounès est
sur tous les fronts du dialogue interreligieux. Il est également auteur de
L'homme intérieur à la lumière du Coran et Le soufisme, cœur de l'Islam.