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Grotte de Nekmaria ou Ghar El Frachih |
Rien de plus juste...rien de plus raisonnable...rien de plus insupportable...surtout que nos tortionnaires se taisent à jamais...moi meme je n'ai nullement envie d'entendre leurs implorations, parce que je sais qu'elles seront hypocrites...et dénuées de sincérité et de courage...les massacres auxquels j'ai été confrontés ne seront jamais pardonnés parce qu'ils l'ont été de sang froid et dans un pur et stupide esprit de vengeance...contre une famille insoumise et qui a toujours refusé le fait colonial...la France impériale nous a tout pris jusqu'à notre fierté...alors je la rappelle à son devoir de décence...la repentance n'étant qu'un faux fuyant...167 ans après les enfumades de Nekmaria -19 et 20 juin 1845-
voici un lourd papier de mon compatriote Brahim Senouci, un document à verser dans le jardin de nos souffrances:
Algérie-France, pardonner ou non ?
En 2008, la médaille de l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne est attribuée à cinq personnalités françaises, à l’occasion du 45èmeanniversaire de la signature du traité de l’Elysée, acte fondateur de l’amitié franco-allemande. L’une de ces personnalités la refuse. Il s’agit de Marc Ferro, historien français de renom.
Marc Ferro avait œuvré pourtant pour cette entente, notamment par la célèbre émission télévisée qu’il anima sur Arte pendant une douzaine d’années, Histoire parallèle. Dans la lettre qu’il adressa à la chancellerie allemande, il exprime sa reconnaissance pour la distinction qui lui est offerte et l’impossibilité de l’accepter, en tant que fils d’une mère déportée au camp de Buchenwald dont elle n’est pas revenue. Assumer cet honneur sur ma poitrine me serait insupportable. Je n’ai jamais fait mon deuil de mon être chéri, déclara-t-il. L’ambassadeur allemand accueillit cette attitude avec compréhension et respect. En France, l’opinion manifeste la même attitude bienveillante.
Primo Levi, écrivain juif italien, rescapé du camp d’Auschwitz, est mort à Turin en 1987. Le médecin légiste avait conclu à un suicide. Cette thèse est d’autant plus plausible que Levi ne s’était jamais remis de sa déportation. Il la raconte dans un livre très célèbre, Si j’étais un homme. On lui a souvent demandé s’il avait pardonné aux Allemands. Sa réponse était ambiguë. Il déclare que le pardon est impossible parce que le repentir n’est pas sincère. Il dissocie dans un premier temps les coupables du peuple allemand qu’il innocente du crime. Mais c’est pour ajouter que ce même peuple ne pouvait pas ignorer l’existence des camps et donc qu’il doit assumer une part de la culpabilité. Primo Levi bénéficie du respect universel, non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, Allemagne comprise.
Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue juif d’origine russe, a une attitude beaucoup plus tranchée. Il refuse totalement le pardon et renonce à ouvrir un livre ou une partition allemande et s’abstient de parler la langue allemande dans laquelle il excelle… Il explique son attitude par l’abomination des camps. Il insiste sur ce qui fait l’originalité selon lui du génocide juif, la normalité de l’horreur. Il parle des orchestres qui jouaient Schubert pendant les séances de pendaison et l’absence de haine chez les SS qui pratiquaient la torture. Ainsi, ce massacre n’était pas commis sous l’empire de la colère mais organisé de manière froide, réfléchie. Contrairement à Primo Levi, il déclare coupable le peuple allemand dans son ensemble, puisqu’il a porté au pouvoir Hitler, qu’il l’a plébiscité avec enthousiasme comme en témoignent "les affreux hurlements des congrès de Nuremberg". Enfin et surtout, il trouve insupportable "l’absence de culpabilité du peuple allemand dans son ensemble qui jouit tranquillement du plan Marshall sans la moindre gêne". Là, ses déclarations deviennent véritablement haineuses. Il cite ainsi un rescapé d’Auschwitz : On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens ? Je l’avoue en effet : "la comparaison est injurieuse pour les chiens. Des chiens n’auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à faire des piqûres de phénol dans le cœur des petits enfants…". Et Jankélévitch d’ajouter : "Le pardon ! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse et c’est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le miracle économique, le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et pour leurs truie". Il conclut par une sentence sans appel : "le pardon est mort dans les camps de la mort".
Tout comme Primo Levi et Marc Ferro, Jankélévitch bénéficie du respect et de la considération de toute l’Europe. En dehors de quelques voix bien timides, personne ne s’est avisé de lui tenir rigueur de ses propos.
Jankélévitch n’ignorait pas que des massacres ou des tortures étaient pratiqués à grande échelle sur des populations jugées "inférieures". Il citait en particulier le cas du colonialisme. Il établissait toutefois un distinguo entre le massacre des juifs et la situation des peuples colonisés. Le premier avait un caractère "ontologique". Le Juif était assassiné parce que juif. Les peuples colonisés étaient voués par leurs maîtres à les servir. Leur disparition n’était donc pas programmée. Les exactions dont ils étaient l’objet n’avaient pour but, pour le colonisateur, que de s’assurer de leur soumission. Cela rendait, selon Jankélévitch, l’horreur coloniale moins inhumaine que la Shoah.
Pierre-Vidal Naquet, historien français, a écrit plusieurs ouvrages sur la colonisation, en particulier sur les actes de torture et d’assassinats commis en son nom. Un livre, ou plutôt un dossier a paru aux éditions Maspéro en 1975. Il s’intitule « Les crimes de l’armée française, Algérie 1954-1962 ». Il s’agit d’un recueil de témoignages de soldats français. Il dit l’horreur dans sa nudité. En voici quelques exemples :
De Jacques Chégaray, paru dans Témoignage chrétien, le 29 juillet 1949: Dans un petit poste à Cholon, il voit quelque chose comme un crâne humain sur le bureau d'un adjudant "jovial et sympathique".
« - Ce n'est pas un vrai ..., demandais-je.
- Quoi? ce crâne! Mais si bien sûr. Un sale Viet, vous savez, c'est moi qui lui ai coupé la tête. Il criait... il fallait l'entendre! Vous voyez, ça me sert de presse-papier. Mais quelle affaire pour enlever la chair. Je l'ai fait bouillir quatre heures; après j'ai gratté avec mon couteau ... »
Quinze jours plus tard à Phul-Cong au Tonkin. Un jeune officier français lui fait visiter le PC de la compagnie :
« Ici, [...], c'est mon bureau. Table, machine à écrire, lavabo et là, dans le coin, la machine à faire parler. »
Comme j'ai l'air de mal comprendre, il ajoute :
- Oui, la dynamo, quoi! C'est bien commode pour l'interrogatoire des prisonniers. Le contact, le pôle positif et le négatif; on tourne et le prisonnier crache. »
Chégaray ajoute : "On pourrait multiplier à plaisir les faits de cet ordre. [...] Ce qui m'a frappé dans cette torture, c'est qu'elle est admise, reconnue, et que nul ne s'en formalise. Dans les trois cas cités plus tôt, je me suis présenté comme "journaliste de France". [...] Mais, chaque fois, on m'a présenté la chose comme normale, si normale, qu'on ne songeait jamais à la cacher. "
Un colonel qu'il interroge au sujet de la torture, la justifie par les cruautés des "Nha-Qués" (terme péjoratif pour désigner les Vietnamiens) et formule le raisonnement qui permettra à "notre pays civilisé" de commettre toutes les horreurs :
"Et puis vous savez, dans les combats de guérilla, l'importance des renseignements. Un prisonnier qui avoue l'endroit précis où il a caché une mine piégée, c'est la vie de dix gars de chez nous qui est sauvée. Il faut y songer. [...] La vie de dix jeunes français ne vaut-elle pas une heure d'interrogatoire?"
L’Algérie à présent…
Ecoutons Robert Bonnaud (Les Temps Modernes, septembre 1957) :
À Chéria, dans les postes du G.M.P.R.(Groupe Mobile de Protection Rurale), un suspect, ligoté, couché dans la poussière, en plein midi, au soleil de juillet. Il est nu, enduit de confiture. Les mouches bourdonnent, jettent des éclairs verts et dorés, s’agitent voracement sur la chair offerte. Les yeux fous disent la souffrance. Le sous-officier européen en a marre ! « S’il n’a pas parlé dans une heure, je vais chercher un essaim d’abeilles. »
À Guentis, quatre gendarmes tiennent garnison avec nous. Ils occupent un gourbi de l’ancien hameau et y interrogent les suspects cueillis dans la montagne. Peu de temps après notre arrivée, un gendarme rend visite à l’électricien de la compagnie, lui demande deux morceaux de fil téléphonique. Le camarade propose de faire la réparation lui-même et, intrigué par le refus du gendarme, le suit, assiste à l’interrogatoire, revient horrifié. Le suspect est ligoté sur une table avec des chaînes, garnies de chiffons mouillés, auxquelles on fixe les électrodes. Un gendarme tourne la manivelle du téléphone de campagne ; il fait varier l’intensité de la décharge en changeant le rythme de son mouvement ; il sait que les variations d’intensité sont particulièrement douloureuses ; il raffine, il fignole, il est à son affaire. Le supplicié hurle, se tord dans ses liens, a des soubresauts de pantin burlesque, des convulsions désespérées d’agonisant. « Tu parleras, salopard ? tu parleras ? »
Les électrodes se fixent aussi bien aux tempes, sous la langue, au sexe ou à toute autre partie sensible du corps humain. Des piles ou une génératrice peuvent remplacer la dynamo du téléphone. Le supplice ne laisse pratiquement aucune trace. Il procure à ceux qui y assistent sans préjugés moraux un plaisir d’ordre sexuel d’une qualité rare.
La France a-t-elle encore des préjugés moraux ? Les gendarmes de Guentis en avaient-ils ? Entre les siestes, les parties de bridge, les lectures érotico-policières, les tournées d’anisette au Foyer, les repas chargés et les discussions vantardes, ils exerçaient la surabondante énergie de leurs grands corps adipeux sur les minables constitutions des fellahs sous-alimentés du canton.
Je me souviens du jour où la compagnie, d’une patrouille matinale ramena deux Algériens, rencontrés dans la steppe, que le capitaine, je ne sais pourquoi, avait trouvés suspects. Ils s’en occupèrent aussitôt, sans même prendre la peine de préparer "l’électricité". Poings velus armés de lourdes chevalières, avant-bras charnus, pieds chaussés de pataugas : ils visaient le bas-ventre, le foie, l’estomac, le visage. Quand le sang coula, quand le sol du gourbi en fut trempé, les malheureux, agenouillés, durent lécher le terrible mélange de leur propre terre et de leur propre substance. C’est dans cette position qu’ils reçurent, pour terminer (les tortionnaires étaient en nage) un grand coup de pied en pleine figure. On leur fit pendant une heure encore, déplacer d’énormes pierres, sans autre but que de les épuiser et d’aggraver les saignements. Et le soir même ils furent libérés.
Histoire absurde, sadisme gratuit ? Non. Dans ce pays, l’énorme majorité des suspects, et aussi de ceux qui ne le sont pas, aident réellement les patriotes, ne serait-ce que par leur silence. On ne court pas grand risque, par des tortures ou des brimades intempestives, de se mettre à dos la population : le peuple algérien a perdu confiance en notre faux libéralisme et nos promesses menteuses.
Les gendarmes de Guentis, comme tous les pacificateurs de quelque expérience, partaient du point de vue qu’on ne saurait être Algérien innocemment. Le déchaînement de brutalité perverse dont ils nous donnaient l’exemple, exemple parfois suivi hélas, dérivait de cette constatation élémentaire, de l’exaspération aussi et du sentiment d’impuissance.
Il faut savoir ce que l’on veut. Le maintien de notre domination a exigé, exige, exigera des tortures de plus en plus épouvantables, des exactions de plus en plus générales, des tueries de plus en plus indistinctes. Il n’y a pas d’Algérien innocent du désir de dignité humaine, du désir d’émancipation collective, du désir de liberté nationale. Il n’y a pas de suspect arrêté à tort et torturé par erreur. Ces deux Algériens de Guentis dont je parlais tout à l’heure, tellement silencieux et tellement pitoyables avec leur démarche chancelante, leur visage ensanglanté, leur accoutrement bizarre (l’un portait un sarouel rouge vif que nos yeux perçurent longtemps dans le poudroiement jaune de la steppe), ces deux misérables devaient bien avoir quelque relation avec les patriotes des djebels, puisque, la nuit qui suivit leur aventure, le bordj fut harcelé par le tir des Statti, sanction habituelle de nos écarts de conduite.
Dans ces conditions, les mieux intentionnés et les plus naïvement pacificateurs glissent très vite sur la pente de l’immoralisme répressif. J’ai vu des officiers s’initier au tabassage et, empruntés au début, devenir d’excellents auxiliaires ès tortures ; d’autres, qui en avaient déjà le goût, comme ce forcené, lieutenant du Bataillon de Corée, qui commanda quelque temps une compagnie en poste dans la montagne, se réserver l’interrogatoire des suspects, c’est-à-dire des Algériens quelconques, parfaitement en règle souvent, rencontrés au hasard des patrouilles. J’ai vu des soldats, saisis d’émulation, encouragés par les gendarmes, frapper eux aussi, garder trois jours la main enflée, recommencer à la première occasion.
Et qui s’étonnait à Chéria de la baignoire du G.M.P.R. dans laquelle on mettait d’abord le suspect, ensuite l’électricité ? Qui s’étonnait des ongles arrachés et du gonflage à l’eau ? Qui ignorait qu’à Tébessa, dans les salles de police où on interrogeait, les portes étaient, vers le bas, d’une étrange tonalité grenat sombre, parce que, la peinture partie, le sang des malheureux avait imprégné le bois, ineffaçablement ?
Que les victimes de ces horreurs soient favorables aux rebelles, que les rebelles tuent et supplicient éventuellement des civils français, est-ce une bonne raison ? Car précisément celui qui a commencé, celui qui a imposé à l’Algérie cette guerre civile, celui qui le premier a torturé et massacré des non-combattants, qui est-ce, sinon l’envahisseur colonial, sinon le mainteneur de l’ordre colonial ?
C’est une chose atroce de tuer nuitamment la famille d’un fermier de la Mitidja, ou de mitrailler la foule des promeneurs dominicaux dans une rue de Bône. Mais c’est une chose incommensurablement plus atroce de fonder sur des dizaines de milliers de cadavres périodiquement rafraîchis un régime d’abjection que huit millions d’Africains vomissent. La majorité africaine ou ses défenseurs emploient depuis 1954 les procédés de la terreur de masse contre la minorité européenne. Mais il est bon de se souvenir que depuis 1830 les procédés de la terreur de masse sont employés par la minorité européenne et ses défenseurs contre la majorité africaine. Priorité dans l’horreur. "Que messieurs les terroristes européens commencent. "Commencent à sacrifier des privilèges qui n’ont pu s’établir et ne sont protégés que par des bains de sang épisodiques et une oppression permanente.
Il y a dans le livre de Pierre-Vidal Naquet plusieurs témoignages plus atroces que celui qui précède. Le plus horrible est l’indifférence qui préside à ces crimes, comme celle de cet officier qui avait coutume de tirer une balle dans le foie, de laisser le sang couler lentement avant d’égorger non moins lentement ses victimes. Cette indifférence renvoie à celle des généraux et des maréchaux qui emmuraient, enfumaient, brûlaient des femmes, des enfants et des hommes par milliers...
Le distinguo de Jankélévitch n’est pas pertinent en ce qui concerne la situation faite aux Algériens. On les massacrait d’abord parce qu’ils étaient Algériens. Il n’y a pas d’images des massacres du début de la conquête de l’Algérie. Il y en a quelques-unes en revanche de mai 1945 par exemple. On voit ainsi des soldats intimant l’ordre à des bergers de quitter leurs tentes et les abattre sans autre forme de procès. L’attitude de ces soldats, sous les auspices des gouvernements et le silence du peuple de France de l’époque, renvoie tout à fait à l’entreprise qui a eu cours dans les camps de la mort allemands.
Il y a une différence de taille. L’Allemagne a demandé pardon, ne cesse de demander pardon. Elle a totalement assumé son héritage. Même si Jankélévitch, Ferro ou Levi jugent cette demande hypocrite, elle n’en existe pas moins. Il est remarquable qu’en dépit de son attitude, beaucoup de gens, en France notamment, à l’image de ces trois personnalités, lui refusent le pardon. Il est surtout remarquable que la société française dans son ensemble juge ce refus respectable.
A contrario, quand il s’agit de l’Algérie, entre tentative de révisionnisme tendant à faire passer la parenthèse coloniale comme une œuvre positive, amnistie des tortionnaires, glorification des Bigeard…, la demande de pardon n’est pas de mise. C’est tout juste si on concède une certaine violence de l’armée coloniale, tout de suite expliquée par "la violence terroriste" des rebelles. En somme, ce qu’on demande au peuple algérien, c’est une réconciliation fondée sur un mensonge. Ceux qui la refusent sont accusés d’être des messagers de la haine et du ressentiment.
Marc Ferro n’a pas pu enterrer sa mère. Il ne sait même pas si elle a eu une sépulture. 70 ans plus tard, il ne peut se résoudre à l’oublier. Des dizaines de milliers d’Algériens ont été ainsi massacrés, jetés dans des fosses communes, précipités dans les gouffres qui environnent les villes de Sétif, Guelma et Kherrata. Les descendants de ces victimes n’ont-ils pas droit au même respect que celui manifesté à l’égard de Marc Ferro ? Non ? Parce qu’Algériennes, donc inférieures ?
La question même de la réconciliation n’est pas envisageable tant que la demande de pardon ne sera pas exprimée. La mémoire des morts sans sépulture exige le respect de cette clause !