Ce texte prémonitoire de Khaled Ouaddah. Que je republie à l'occasion de la venue dans le Dahra, pour un circuit mémoriel, du romancier et pamphlétiste Rachid Boudjedra ...le texte est a mettre en relief avec la parution de son nouveau livre " Les contrebandiers de l'histoire"...ou l'impossible réconciliation avec les groupies de Sansal, KD, Bachi et autres renégats...
Albert Camus, une œuvre toujours revisitée
L'Etranger : un criminel innocent ?
la réalité du roman L'Etranger met mal à l'aise le lecteur. Mais d'où vient la force d'impact qui a fait de ce court récit l'objet de tant de commentaires, d'analyses et de réflexions illimitées parmi les critiques littéraires et dans le monde universitaire d'une façon générale ?
C'est
le caractère énigmatique du personnage de Meursault qui rend invisible
la frontière entre la fiction et la réalité, à travers l'accomplissement
d'un meurtre, pas n'importe lequel, celui de l'Arabe. Toute la ligne
des commentaires, qui ont inscrit le roman dans la perspective
historico-narrative, semblent privilégier cette représentation, comme si
derrière cet acte criminel se profilait le crime colonial. Cette
orientation a suscité diverses appréciations et a attiré l'attention de
beaucoup d'écrivains et non des moindres, tel que le grand intellectuel
américano-palestinien, Edward Saïd, qui, dans un livre remarquable -
Culture et impérialisme - a démontré que l'auteur Albert Camus ne
pouvait échapper à la mentalité coloniale de son temps. A la suite du
grand philosophe J-P Sartre, d'autres critiques se sont penchées sur le
chemin de la philosophie de l'absurde (suicide) qui imprègne « le mythe
de Sisyphe », pour expliquer de façon plus ou moins exagérée les racines
de L'Etranger. Si c'est à travers l'expérience du personnage de
Meursault que l'écrivain Camus voulait révéler sa visée artistique,
cette approche laisse échapper l'affectivité complexe et angoissante du
livre, comme le laisse entendre le psychanalyste anglais, Masud R. Khan.
Dérangeante, inclassable et irréprésentable, l'expérience criminelle du
personnage de Meursault, énigmatique et innommable jusqu'à la
méconnaissance du nom de la victime, identifiée par l'unique signifiant
de différence culturelle, ne facilite guère ni l'accès ni l'entrée à une
compréhension de ce que remue l'auteur dans son roman. Cette expérience
a ouvert la voie à des lectures duels qui instruisent beaucoup plus le
procès de l'écrivain (réalité) que le procès de vérité esthétique
(fiction) à l'œuvre dans le roman. Est-elle indifférente au contexte de
la réalité coloniale ? Certainement pas. Mais pour échapper au piège des
lectures qui occultent l'interrogation sur les enjeux subjectifs qui
poussent le personnage de Meursault à l'accomplissement de cet acte
malheureux dans une situation sociale coloniale sans issue, il est
peut-être nécessaire d'établir un lien avec le roman La Peste qui a été
entamé en 1941, une année avant la publication de L'Etranger, pour
n'être publié qu'en 1947, et ce, afin de circonscrire l'opacité et
l'impasse criminelle du personnage de Meursault. Dans ce livre, Camus
nous livre une figure de style paradoxal pour se représenter un
archétype, où l'on peut reconnaître facilement le personnage de
Meursault qui attente à la vie de l'Arabe. Voici un extrait de La Peste
où l'écrivain déclare une vérité ultime : « J'ai pris le parti alors de
parler et d'agir clairement pour me mettre sur le bon chemin. Par
conséquent, je dis qu'il y a des fléaux et des victimes, et rien de
plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je ne suis
pas consentant. J'essaie d'être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce
n'est pas une grande ambition. » Dans ce passage, Camus dépeint quelque
chose de potentiellement nihiliste, à travers cette catégorie
paradoxale du « meurtrier innocent ». Une innocence qui décharge le
criminel de la culpabilité subjective et l'accusé de la culpabilité
juridique. Cette figure du meurtrier innocent nous permet de réévaluer
la sensibilité spécifique et paradoxale du personnage de Meursault afin
de comprendre son incapacité d'entrer dans la symbolisation de son
crime. Meursault ne manifeste aucune culpabilité, il est l'archétype
même du « criminel innocent », pour qui la vie n'est que réalité
sensible de pure corporéité, sans rapport d'altérité et sans
représentation : « Le corps ne triche jamais ». Menacé par
l'indifférenciation et la méconnaissance de l'autre, Meursault n'est que
la révélation dramatique d'un personnage dans un contexte social dominé
par la logique coloniale. S'il ne parvient pas à élaborer sa
culpabilité pour se représenter son crime, c'est que le dogme de la
violence coloniale l'enferme dans un duel et dans un non-sens qui
l'aident de façon maladive à ne pas se reconnaître coupable : « J'avais
remarqué que l'essentiel était de donner une chance au condamné. Une
seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il
me semblait qu'on pouvait trouver une combinaison chimique, dont
l'absorption tuerait le patient (je pensais : le patient) neuf fois sur
dix. » Que renferme cette nouvelle identité qui fait virer le récit où
le personnage de Meursault ne se pense pas comme prisonnier, mais en
tant que patient ? Le rapprochement a été vite fait par un grand nombre
de critiques et par Camus lui-même qui pensait que le meurtre et le
suicide sont les deux faces de la même pièce. La philosophie de
l'absurde, qui s'est développée autour de ces grandes interrogations que
soulève l'auteur, a oublié sinon occulté une grande vérité
anthropologique de la tradition romano-canonique occidentale : le
suicidé tue quelqu'un. Autre chose de beaucoup plus complexe. Si l'on
s'interroge sur le suicide au Moyen Age, le désespoir n'était ni un
sentiment ni un état psychique, mais un vice, une maladie. Même si le
procureur déclare coupable Meursault d'indifférence filiale, le
romancier Camus était loin d'être indifférent aux textes fondateurs de
sa généalogie qui épongent la culpabilité.
Albert Camus, une œuvre toujours revisitée
L'Etranger : un criminel innocent ?
Khaled Ouadah
Publié dans El Watan le 02 - 02 - 2006
la réalité du roman L'Etranger met mal à l'aise le lecteur. Mais d'où vient la force d'impact qui a fait de ce court récit l'objet de tant de commentaires, d'analyses et de réflexions illimitées parmi les critiques littéraires et dans le monde universitaire d'une façon générale ?