lundi 20 décembre 2010

"Je suis pied-noir, j'ai vu le film de Jean-Pierre Lledo et je réponds à Aziz Mouats"


Par
Marie Claude San Juan
Le Matin : 10 - 02 - 2008
C'est très étrange que vous vous sentiez trahi, professeur Aziz Mouats. Et cela me donne envie de vous répondre. Car vous exprimez, dans le film, beaucoup de choses qui correspondent à ce que vous dites là, dans cet entretien. Je me demande si le débat douteux qu'il y a autour du film n'a pas provoqué cette impression de trahison. J'ai trouvé, pour ma part, que tout le passage où vous interveniez était douloureux, au sens où, justement, l'histoire de votre oncle, et la vôtre, tout ce témoignage, cela faisait passer un message nettement indépendantiste, nettement tragique, concernant les luttes et les souffrances endurées, les déchirements, la guerre. Rien dans tout cela n'édulcore quoi que ce soit, rien. Au contraire, vous apparaissez comme un témoin d'une histoire terrible, un visage qui pourra rester dans la mémoire du monde, comme celui d'un Algérien torturé par un drame révélateur d'un moment de l'histoire algérienne. Je pense vraiment que les spectateurs s'identifient à vous et sont, alors, en empathie avec les Algériens, et non dans l'effacement des crimes des uns pour le déni des réalités autres. Cependant le but du film étant de témoigner des fraternités aussi, le couple qui a protégé pendant une période témoigne pour lui-même, pas plus. Exemple et trace de ces fraternités et de la complexité des postures et positions... Je ne sais comment on pourrait dire à un personnage réel, une personne, qui témoigne sur plusieurs moments et ne les retrouve pas tous, que c'est toujours le cas : on ne se retrouve jamais quand on est traduit. On croit être trahi mais on ne le serait que si les spectateurs ne recevaient pas le message essentiel qu'on voudrait faire passer. Or le message passe, que vous puissiez le croire ou pas. Et la vérité. Une vérité, car ce n'est jamais, forcément, qu'une vérité fragmentaire faite de morceaux à mettre bout à bout, en les reliant aux autres films, et pas seulement à ceux du cinéaste, mais à tout un tissu de réalisations, qui font la trame de la perception totale de ce qui fut. Dans ce tissu de films portant témoignage je mets aussi, par exemple (mais pas seulement), « Cartouches gauloises », film sur la guerre vue par un enfant, œuvre qui m'a touchée, ou «Pieds-Noirs, histoires d'une blessure », documentaire sur l'exil et ses douleurs... Et je mets aussi des films que j'aime moins, ou même d'autres que je n'aime pas du tout ou ne supporte pas. Là, vous donnez un visage à l'Algérie de votre oncle, un visage. Et à votre oncle le plus bel hommage qu'il pourra jamais trouver dans un film. Une existence d'une force insoupçonnée. En voyant le film je me disais que j'aurais aimé pouvoir vous parler. Et autour de moi les spectateurs, Algériens ou pas, pleuraient sur cette tragédie d'une mort gardant sa part de mystère, mais étant la mort de quelqu'un pour un avenir qu'il voulait autre. Comment le dire? Si on voit dans le passé une guerre qui fut aussi une guerre civile, si on essaie de ne pas regarder notre histoire en ne retenant que ce qui était nôtre, chacun dans sa communauté, on peut alors accepter que dans une œuvre la réalité soit complexe et que dans cette œuvre des aspects nous dérangent, y compris dans ce qui nous concerne, y compris dans la traduction de ce que nous avons voulu dire de nous-mêmes. Pour moi, née en Algérie, mais vivant en France depuis l'adolescence, et ayant observé la réalité avec mes yeux d'alors, et les adultes avec cette lucidité douloureuse de l'enfance, je pense que toute représentation me trahit toujours un peu. Ou me blesse. Même quand elle montre ce que je sais vrai, mais n'accepte pas de devoir laisser définitivement dans cette réalité passée, qu'on ne peut plus changer. Je regarde les témoignages à partir de mon identité (« Pieds-Noirs », dit-on). Forcément d'abord à partir de mon identité, dans cette connaissance et ce souci des miens. (Mais qui sont les miens ? Il y a un moment où cette notion bascule. Miens les autres. Autres les miens. Je ne suis pas « que » cette identité.). Si cela bascule et ouvre la conscience, c'est justement grâce à des films comme celui-ci, qui font entrer en empathie avec des êtres dont les vécus et les choix furent parfois loin de nous. Et trop montrer, trop raconter, ce serait un obstacle à ces prises de conscience, à ces bouleversements du spectateur. (Vous regrettez l'absence de certains moments ou témoignages, mais peut-être qu'ils auraient eu l'effet contraire, qu'ils auraient empêché de recevoir l'essentiel de « votre » témoignage. Pour moi, c'est mieux ainsi. On comprend autrement, on entre dans votre parole et votre émotion, on intègre ce qui est montré et dit.). Je parlais du visage que vous donnez à voir, sans image bien sûr, par les mots, à travers ce portrait fait de votre oncle. Mais le vôtre aussi compte beaucoup, et donne une épaisseur et une présence, par l'image et la voix. Ce n'est pas trahi, puisque c'est.

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