Mohamed Bahloul. Economiste et directeur de l’Institut de développement des ressources humaines à Oran
«Le premier travers à éviter est de croire que la réduction des distances est synonyme de réduction des distances bureaucratiques»
le 13.02.15 | 10h00
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La décentralisation a été longtemps diabolisée par l’Etat, qui l’assimilait jusque-là au régionalisme. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?
La décentralisation a été, dès le départ, posée comme un principe fondateur de l’organisation de l’Etat et de la gestion du territoire. On la retrouve comme une constante doctrinaire dans tous les textes fondamentaux de la nation (chartes, Constitution, lois organiques…). Il y a aussi un discours dominant qui entretient la permanence d’une décentralisation posée aussi comme démarche organisationnelle pour favoriser le développement local par la participation des citoyens à la gestion des affaires de leur cité. Donc de ce point de vue, rien n’a changé. Au contraire, la décentralisation est réaffirmée et représentée comme une valeur substantielle de l’Etat national unitaire issu de l’indépendance.
L’Etat central découvre même, et de plus en plus, la décentralisation comme valeur instrumentale pour réduire les pressions et les tensions qui deviennent chaque jour plus pesantes et même menaçantes pour les grands équilibres de la collectivité nationale et son devenir. Ce qui explique en partie les accélérations que l’on observe en matière de réforme et de réorganisation du territoire. Quant à l’assimilation de la décentralisation au régionalisme, elle est plutôt de nature idéologique, liée au mode de formation des élites indépendantistes dans les catégories politiques de l’Etat national unitaire de type autoritaire napoléonien, centralisateur et fortement empreint de méfiance vis-à-vis des populations quant à leur irruption dans le champ de la participation citoyenne.
Notre administration, son organisation, ses fonctionnaires, sa culture et même ses administrés ont été façonnés dans les catégories de l’Etat gérant, jaloux de ses prérogatives, voyant des menaces et des concurrents partout. On le sait, même des pays aussi développés que la France par exemple n’ont pas corrigé, à ce jour, les travers de leurs élites dans ce domaine.
Le découpage actuel, et depuis les années 1970, suit les découpages français qui ignoraient les spécificités tribales. Comment s’en sortir ?
Comme je l’ai déjà souligné par ailleurs, les conditions historiques de formation de l’Etat national algérien, sa structure organisationnelle de type unitaire, ont beaucoup influencé, en particulier à la veille de l’indépendance, les choix d’un modèle d’organisation du pouvoir hypercentralisé et omniprésent. La centralisation des ressources de la violence pour fonder le monopole légitime de l’Etat était un impératif de lutte contre tous les séparatismes au lendemain de l’indépendance. De même que la centralisation du contrôle des ressources économiques pour compenser l’absence d’organisations économiques nationales était un impératif du développement économique dans les années 1970.
La peur et les méfiances profondes en sont issues et demeurent vivaces. Mais nous ne sommes pas du tout condamnés à rester dans le modèle jacobin et napoléonien. Notre héritage institutionnel dans le domaine de la décentralisation et de l’autonomie des groupements humains et des territoires est très riche par sa variété et sa résilience dans le temps. A l’inverse de ceux qui soutiennent que la centralisation est une disposition culturelle des Algériens, un attribut de leur carte mentale, nous pouvons dire que nous disposons d’un pattern dépendance, qui de bout en bout, atteste de la préférence culturelle et psychologique des Algériens pour une organisation sociale basée sur la subsidiarité et la proximité dans la gestion des affaires publiques. Il existe une forte tradition de délibération politique locale avec une forte inclusion et responsabilisation des populations qui reste à étudier.
De Syphax et sa fédération des tribus numides à l’Emir Abdelkader, qui fut le premier à rompre avec l’organisation et la gestion du territoire des Etats empires romains et ottomans en créant huit départements avec des pouvoirs et des compétences réels. L’antique Djemaâ et les conseils de gouvernance de l’Etat de l’Emir sont à revisiter. Les historiens et les anthropologues nous apprennent beaucoup sur ce volet, même si l’essentiel reste à découvrir, comme l’attestent l’originalité et l’excellence des travaux de Fatima Oussedik sur les institutions et le mode de gouvernance dans la région du M’zab. Même le «wilayisme» tant décrié et diabolisé ne peut être réduit à la simple dimension de «guerre des chefs» pour le pouvoir ou à une tentative de séparatisme pour des ambitions personnelles. Il est temps, à mon avis, d’étudier le dynamisme entrepreneurial des dirigeants locaux de la révolution confrontés aux règlements des questions de logistique, de recrutement et de gestion des hommes, de gestion et d’arbitrages entre tribus et factions, dans un contexte de bouclage des frontières et de répression féroce. Il est temps de faire toute la lumière sur le mode de gouvernance de l’entreprise de guerre anticoloniale marqué par une exceptionnelle créativité et la mobilisation des ressources et des forces propres des territoires.
De ce point de vue, c’est un modèle de décentralisation qui attend d’être déplié et déchiffré. J’insiste sur l’étude approfondie de cet héritage pour fonder une modernisation de l’Etat conçue et conduite comme une véritable réappropriation critique de la tradition. Cela nous évitera au moins les imaginaires mutilés de ceux qui croient que la modernité peut se construire sans, voire contre la tradition. Sans une connaissance approfondie des territoires dans le temps long de l’histoire nationale, il ne peut y avoir une pensée du territoire et il est impossible de faire émerger une nouvelle conscience stratégique et une organisation performante des territoires qui les traitent comme des écosystèmes vivants avec leur diversité et leur singularité recelant des patrimoines cognitifs d’une extrême richesse.
La véritable question qui se pose : est-ce que ce découpage sera suivi d’une plus grande proximité entre l’administration et le citoyen, et surtout, est-ce que les frontières physiques correspondront à l’attachement culturel, territorial et patrimonial ?
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Deuxièmement, réduire le nouveau découpage à la réalisation d’une plus grande disponibilité et proximité des services publics en particulier lorsqu’il s’agit des régions du Sud. Pour la première fois depuis l’indépendance, nous avons l’opportunité de penser le développement national à partir de l’intégration des enjeux, des ressources et des opportunités et du génie social que recèlent les territoires de notre grand Sud. Il s’agit donc de penser «global» pour fonder une nouvelle conscience stratégique des territoires comme fondement d’un nouveau développement. Le grand Sud est l’horizon indépassable de l’Algérie. Troisièmement, éviter l’effet Léviathan : le monstre à plusieurs têtes.
Une administration qui devient sa propre finalité avec augmentation des dépenses de son entretien, la multiplication des niveaux d’agence, de règles, de contrôle avec peu d’efficacité. C’est le labyrinthe kafkaïen au nom de la décentralisation. Enfin, traiter le territoire comme une géographie, un corps physique au détriment du territoire comme histoire, identité comme corps symbolique avec des codes, des institutions, etc.
Notre pays a besoin d’une grande réforme de l’Etat lui permettant de passer de l’Etat gérant à l’Etat garant moderne, de dépasser l’informité qui le caractérise et qui est source de toutes les perversions. La réforme c’est tout simplement l’inversion de cette relation. Tout un programme. Une administration basée sur l’inclusion, la transparence et la responsabilisation.
Dans son rapport, Nabni nuançait l’urgence de ce découpage en disant que le problème de fond n’est pas «dans la taille ou le nombre des circonscriptions» mais «dans les incitations et la gouvernance»…
L’administration d’un pays est le point focal de résonnance des forces et faiblesses, vertus et perversions de son modèle de gouvernance. C’est le miroir de la qualité de ses institutions. Des historiens de l’économie américaine retiennent la qualité de son administration comme un des facteur-clés de son émergence en tant que puissance mondiale à côté de ses richesses géologiques et de son dynamisme entrepreneurial.
Les études les plus récentes attestent rigoureusement et sans ambiguïté que ce sont les pays où la décentralisation est la base de la gouvernance qui cumulent dans le long cours de l’histoire les qualités de la croissance, de la compétitivité et de la stabilité. Il est établi, sans ambiguïté, dans ces études basées sur l’interrogation de séries statistiques longues, une corrélation positive nette entre les niveaux et les formes de décentralisation et la croissance de la richesse de la nation, ses performances économiques, la maîtrise de ses dépenses sociales, une meilleure qualité de la vie et surtout la paix.
En Chine comme en Inde ou au Brésil, la forte décentralisation est comptée parmi les facteurs-clés de l’attractivité des capitaux et des compétences. Le pouvoir local est fort et reconnu comme complément et non comme concurrent de l’Etat central. Il planifie, incite, négocie et facilite l’affectation et l’utilisation des ressources du territoire. En Chine, les élus locaux se sont avérés des animateurs hors pairs du territoire et de redoutables négociateurs face aux plus expérimentées des multinationales. Ils ont la capacité de transformer un anonyme village de pêcheurs en ville industrielle de référence dans le monde !
En Inde, les dépenses publiques sont couvertes dans beaucoup d’Etats pour 45 à 50% d’organisations infranationales (locales). Le capitalisme chinois est né d’abord comme un capitalisme municipal où les EPL, les pouvoirs locaux (parti, élus et administration) et les banques ont été les trois béquilles de l’émergence de la puissance économique chinoise.
Pourquoi faire le choix de la division territoriale et pas celle de l’autonomisation limitée dans certaines régions ? Le danger de rupture de l’unité nationale est-il si grand ?
Question importante et difficile. C’est, me semble-t-il, ce type de problématique qu’un grand débat autour de la futur Constitution se doit de traiter, sans crispation ni parti pris. Cela exige patience, courage et lucidité. Il s’agit d’un des fondamentaux du mode d’organisation de la nation, de sa pérennité et de sa prospérité à travers le choix d’une forme Etat qui va durablement déterminer le mode de gestion de son territoire. Nous sommes en plein dans l’ingénierie du vivre-ensemble.
L’expérience historique dans le monde nous enseigne que c’est là un acte d’innovation par excellence de la nation sur elle-même. Sans doute le premier et le plus important. Il s’agit, tout en étudiant les expériences des autres pays, d’inventer sa propre voie en intégrant les éléments d’histoire, de culture, d’identité, d’équité… Ce qui exige une grande connaissance et une pensée du territoire.
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