Par Badre’eddine Mili, Ecrivain
Si les martyrs Boudjeriou, Hamlaoui, Aouati, Zaâmouche, Kitouni, Mentouri, Boudraâ, Meriem Bouattoura, Kaghouche et, avant eux, El Hadj Ahmed Bey, Benaïssa et Belabdjaoui revenaient, cette semaine, à Constantine et lisaient ce que les pyromanes de l’histoire et les adorateurs du veau d’or écrivent sur leur combat, ils reprendraient, sans doute, les armes pour parachever leur œuvre et laver l’injure faite à leur sacrifice suprême.
Ils constateraient avec stupeur et effarement, en ce cinquantenaire très révélateur, combien la gloire et la noblesse de leur victoire ont cédé, dans certains milieux, la place à la fascination du défaitisme et comment les révisionnistes de tous bords et de tout acabit redoublent de férocité et sonnent la charge contre la mémoire de toute une nation. Je n’aurais jamais pensé, un seul instant, que des personnes, apparemment maîtresses de leur raison, suffisamment dotées en faculté de discernement pour faire la différence entre l’idéologie et la science, soient subitement frappées de cécité et puissent s’autoriser, au nom d’on ne sait quelle aura ou représentativité historique et sociale, de blanchir les crimes de la colonisation, allant jusqu’à accorder leur ridicule caution à un défilé de chars français baptisés du nom de batailles d’extermination que celle-ci a menées durant l’occupation, en Algérie. Abdellali Merdaci, puisqu’il s’agit de lui, ose même se donner la douteuse liberté de dénier, à quiconque, le droit de perturber le bel et «pacifique» ordre de marche et la sérénité de cette démonstration macabre, nous chapitrant, au passage, en décrétant que chaque armée est légitimement fondée à glorifier les faits d’armes qui font sa «grandeur», fussent-ils criminels, sans que les «démagogues» et les «canailles» que nous sommes aient à s’en offusquer. Et nullement gêné par ce «détail» insignifiant, comme il le confesse sans mettre de gants, c’est tout juste s’il ne nous ordonnait pas de circuler parce qu’il n’y a rien à voir ! Mais, ma parole, j’ai la berlue, j'hallucine ou quoi ? Je me pince le bras et je me pose la question : où suis-je là ? Dans mon pays ou dans un bantoustan dans lequel j’aurais été parqué, au cours d’un profond sommeil, sans que je m’en rende compte, par une compagnie de bérets rouges de retour ! Et cela intervient au moment même ou la France officielle commémore, avec une grande solennité, la rafle du Vel’ d’Hiv’ et où un ancien chef nazi, âgé de 97 ans — excusez du peu—, traqué par les Klarsfeld et les agences du Mossad, a été arrêté et sera, immédiatement, transféré en Israël pour être, certainement, jugé, de façon expéditive, condamné à mort, exécuté et ses cendres jetées en haute mer, comme le furent, dans les années soixante, celles d’Adolf Eichmman. Les juifs qui se sont forgés, vis-à-vis de leur mémoire, une doctrine inébranlable et élevé la shoah – avec toutes les réserves qu’on peut formuler sur son utilisation machiavélique contre le peuple palestinien — au rang de source de législation, y compris dans des Etats étrangers souverains, pour interdire sa remise en cause ou sa dénégation, ne s’embarrassent pas de ce genre d’ états d’âme ainsi que le font certains de nos Tartuffes, subjugués, les pauvres naïfs, par les formules des laboratoires néocoloniaux et néo-harkis du type «histoire partagée» et «regards croisés», destinées à faire passer notre guerre de Libération par pertes et profits. Imaginez que l’armée allemande, qui n’en a pas encore le droit, s’amusait à faire défiler, sous le grand arche de la porte de Brandebourg, des chars portant le nom de code d’«Oradou», «Sedan 1870», «Guy Môque» ou «Jean Moulin», vous verrez, sur-le-champ, déferler, de la Bastille à la République, le peuple, le gouvernement et le chef de l’Etat français, en personne, pour protester contre ce qui sera jugé comme une provocation, de la même façon que le fit, naguère, Mitterrand en compagnie de ses ministres, Fabius, Jospin, Joxe, Lang, Badinter et des responsables de toutes les institutions nationales, kipa sur la tête, afin de condamner, dans une manifestation du 3e type, la profanation, par le Front national, de tombes juives à Carpentras. Alors, vérité en deçà, mensonge au-delà ? L’opinion algérienne s’attendait légitimement à ce que ce soit le chargé de communication de l’ambassade de France à Alger — si d’aventure il aurait bien voulu le faire — qui s’explique sur ce fâcheux impair qui vient jeter la suspicion sur les sentiments réels de «la grande muette» française à propos de la gestion du débat sur la mémoire, dans une conjoncture où les nouveaux dirigeants socialistes tentent de décrisper les relations entre notre pays et le leur. Eh bien non ! C’est un professeur d’université, qui pense qu’avec un diplôme de psy on peut insulter l’Algérie, qui y supplée, gracieusement, s’autosaisit de la question, remonte même plus loin pour apporter de l’eau ou moulin de nos ennemis et s’en va nous faire la leçon, règle en main, l’index vindicatif pointé sur nos turpitudes et nos responsabilités anciennes qui nous ont valu la déroute sur les remparts de Constantine, un certain 13 octobre 1837. Par un curieux masochisme qui aurait fait le bonheur des analyses de Frantz Fanon, il pousse — le malheureux ! – le bouchon jusqu’à affirmer que les victimes emportées par les fièvres des marécages de Sidi Mabrouk étaient plus nombreuses que celles de la bataille elle-même et que les Constantinois — les lâches ! – abandonnés par El Hadj Ahmed Bey, seulement intéressé par restaurer le glaive turc sur le pays ravagé, ont jeté leurs mères, leurs épouses, leurs filles et leurs sœurs dans les ravins du Rhummel pour les soustraire à l’infamie du viol et sauver, ainsi, leur honneur d’infects machistes. J’ai beau tourner et retourner la question dans tous les sens afin de trouver un brin de rationalité et de responsabilité à cette énormité, j’ai dû m’avouer vaincu et conclure qu’on a affaire là — et je suis généreux — au pètage de plombs d’un homme frappé par les coups de soleil d’une ville dont je connais les rigueurs estivales pour y avoir, longtemps, vécu. Je pense même que la gravité, sans précèdent, de ces accusations qui n’ont pas dû échapper à la sagacité des Constantinois, en particulier, et des Algériens, en général, devraient inciter les historiens, les juristes ainsi que la société civile, dans tous ses démembrements organisés, à réagir et à faire justice de ces assertions mensongères. Avant cela, je me dois d’apporter aux lecteurs, sur cette question et sur d’autres, concomitantes, toutes les clarifications nécessaires puisées dans des sources de première main et non pas dans les radotages de la vieille grand-mère de quelqu’un connu pour avoir fabriqué, de toutes pièces, le «concept» de la colonisabilité de la nation algérienne et j’ai nommé, là, Malek Benabi cité par notre imprudent contradicteur.
1- La ville de Constantine avait déjà repoussé une première attaque d’envergure menée contre ses défenses en 1836, grâce à la farouche résistance opposée par toute la population de la cité après que les Koutama et les tribus du Nord Constantinois, les Ouled-Ali, les Mechatis, les Beni-Fergane et les Beni- Belaid aient combattu, presque à mains nues, le général Saint Arnaud aux portes de Jijel. Pourquoi, à ce moment-là, El Hadj Ahmed Bey n’avait-il pas pensé fuir comme l’avait fait le dey Hussein six ans plus tôt ? Et pourquoi, devant le danger imminent de la razzia, les Constantinois ne se résolurent-ils pas à jeter leurs femmes dans les abîmes de l’oued ?
2- Le 13 octobre 1837 se présentèrent aux portes de la ville, sur le promontoire du Coudiat-Aty, les maréchaux et les généraux venus des champs de bataille les plus meurtriers d’Europe. Ils avaient pour noms : Perrégaux, maréchal de Camp, Valée, général, Rohault de Fleury, lieutenant-général, respectivement commandants de l’artillerie et du génie, Trezel, Rulhiere, Caraman et Lamy, généraux, chef des 2e, 3e et 4e brigades. Ils sont placés sous le haut commandement du chef d’état-major, le général Danrèmont, nommé quelque temps auparavant gouverneur général de l’Algérie. L’expédition décidée par Louis- Philippe 1er et le Comte Molé, son chef de gouvernement, est dirigée à partir du quartier général par le duc de Nemours, le fils du roi.
3- L’assaut fut lancé par trois colonnes militaires : la première, centrale, conduite par le général Lamoricière qui avait pour mission d’enfoncer les défenses de Bab- El-Oued tenues par Ali Benaïssa, bach’ hamba du bey et par Mohamed Belabdjaoui, son caid eddar ; la deuxième dirigée par le colonel Combes, à partir de la ravine de Aouine-El-Foul, située en contre-bas de la cité ; et la troisième, stationnée au Bardo et commandée par le colonel Corbin. Constantine avait au moment de l’assaut, selon le témoignage d’un Allemand présent sur les lieux, rapporté par l’historien Charles Mullié, 6 000 défenseurs dont de nombreuses femmes, fusils en main, occupant les créneaux de tout le rempart. Sous les ordres du bey, un des artificiers de la résistance, appelé El-Bombadji, visa l’état-major qui suivait les opérations, sur la colline de Coudiat-Aty. Avec sa longue vue, il repéra, d’abord, le général Danrémont et lui souffla la tête avec un obus tiré d’un canon coulé dans les fonderies de La Casbah. Au petit matin, vint le tour du maréchal Perrégaux qui succomba dans les mêmes conditions, suivi du colonel Combes.
4- Ce n’est qu’à 9 heures que le drapeau français fut hissé par le général Valée, successeur de Danrémont, sur la Brèche, le nom à la charge très politique, donné à l’endroit où rompit la digue du Rempart, sous la poussée d’une demi-douzaine de brigades qui s’engouffrèrent alors dans la ville pour procéder à un carnage que les légions romaines de Marius et de Sylla elles-mêmes n’eurent pas l’audace de commettre, lorsqu’elles s’installèrent à Cirta, la capitale de la Numidie de Jugurtha. Des milliers d’hommes furent tués ; des centaines de femmes violées et enfouies dans des sacs ficelés, hermétiquement fermés, en compagnie de vieillards et d’enfants lancés par-dessus les gorges afin de dissuader les résistants et, notamment, les «Arbaine Cherif », les «Quarante Purs» qui donnèrent leurs noms à l’emplacement où ils leur firent barrage, à l’entrée de ce qui fut, par la suite, appelé la rue Georges Clemenceau, face à l’actuel café El- Goufla, devenu plus tard, par un juste retournement de l’histoire, le siège du Mouvement national algérien à Constantine et celui de l’école libre de Cheikh Abdelhamid Ben Badis. La version du suicide assisté aussi horrible que le furent les enfumades du Dahra fut mise en circulation par les officiers français pour ternir la résistance, parce que, sinon, comment pourrions-nous imaginer l’égoïsme inhumain de ces Constantinois qui auraient accepté de survivre à la chair de leur chair et de ne pas se jeter, à leur tour, dans le vide.
5- J’ai raconté tous ces faits dans l’introduction de mon roman historique La Brèche et le Rempart paru en 2009 aux éditions Chihab, en m’appuyant sur les travaux du meilleur connaisseur de l’histoire de Constantine, Abdelkrim Boudjadja, ancien conservateur des archives de la ville et ancien directeur des Archives nationales, auteur des deux Bataille de Constantine publié en 1982 par Dar El Baâth. Pourtant, Abdellali Merdaci a rendu compte de mon ouvrage, il y a trois ans, dans les colonnes du Soir d’Algérie, et a lu ce passage sur lequel il n’a rien eu à dire, tout comme il s’abstint d’évoquer ou de faire allusion aux travaux de Boudjadja. Que s’est-il passé depuis qui lui a fait changer d’avis ? Mystère et boule de gomme !
6- La vérité est qu’un groupe spécialisé dans la contre-façon sévit à Constantine depuis quelques années, et tente, sous les auspices des révisionnistes en chef d’outre-Méditerranée, de monopoliser l’écriture de la cité sans disposer ni de la légitimité académique exigée ni des instruments de recherche et d’investigation appropriés.
7- Abdellali Merdaci n’en est pas à sa première provocation pour se faire un nom, me rappelant les petits poissons qui vivent sur le dos des baleines ou les oiseaux qui végètent autour des hippopotames. Il a déjà voulu – complexe d’Œdipe ? — déboulonner Kateb Yacine et Malek Haddad, le premier accusé de devoir sa notoriété des années 1950 à l’entregent d’une parente amie d’Yves Chataigneau, le gouverneur général d’Algérie de l’époque, le second, rattrapé, grâce à notre «encyclopédique» critique littéraire, par son passé de communiste — est-ce une tare ? — et son malheureux (?) second prénom, Aimé, qu’il agite pour en faire l’héritage transmis par des parents m’tourni, le principal tourment de l’écrivain. Il est regrettable qu’un enfant de l’indépendance se hasarde, aussi bassement, à s’attaquer à de hautes consciences de l’Algérie au lieu de chercher du côté des Arcady, des Estrozi and Co qui mènent, aidés par leurs sous-traitants locaux, un travail de sape souterrain, destiné à biffer, d’un trait, le génocide que leur pays et ses armées ont perpétré en Algérie. A cet égard, et je n’en terminerai pas là, j’exhorte notre cher professeur à s’isoler, quelque temps, dans la pénitence de la méditation, et à se rapprocher de la mémoire des glorieux Constantinois qui offrirent leur tête juvénile et leur poitrine nue au glaive des résidus des guerres napoléoniennes, puis, un siècle plus tard, de ceux de la guerre d’Indochine, assurant la survie d’une nation de héros, n’en déplaise à nos détracteurs. Je l’invite même à se rendre à Alger pour s’incliner sur la tombe de Hadj Ahmed Bey, enterré, au côté de Abderrahmane Ataâlibi, le saint patron de la capitale, après avoir terminé sa vie dans les affres de l’enfermement. Et je le tranquillise, dès maintenant : ce n’est pas auprès de vos amis qui «savent» écrire l’histoire qu’on ira chercher notre savoir-faire, mais auprès des survivants qui ont tant de choses à raconter en ce studieux cinquantenaire. Et on le fera, unis, non pas en s’opposant les uns aux autres, dans une guerre d’égos et de clochers, comme nous y poussent, insidieusement, nos adversaires, mais en concentrant nos efforts sur une lucide, véritable et puissante mise en cause du système colonial qui a tenté de nous faire disparaître de la surface de la Terre. Et tant que la France n’aura pas reconnu ses crimes, ni Constantine, ni Oran, ni Alger, ni aucune ville de notre pays ne sauront être des villes apaisées et amicales. Vous avez beau faire, pyromanes de l’histoire, adorateurs du veau d’or, le peuple algérien ne vous laissera pas passer.
B.-E. M.
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