mercredi 14 janvier 2015

Dans le chaudron de Sidi Lakhdar







Au quatrième jour du soulèvement de la population de Sidi Lakhdar, la manifestation qui se voulait pacifique a dégénéré en affrontement entre les manifestants et les forces de l’ordre. La matinée, j’étais occupé à donner 2 cours sur la cryoconservation. A 11 heures, lorsque je quitte mes étudiants, je reçois 2 appels, l’un du correspondant d’En Nahar et l’autre de celui d’El Khabar. Qui souhaitaient que je les accompagne- séparément !- à Sidi Lakhdar où des échauffourées ont éclatées entre la population et les forces de l’ordre. Déjà, la rumeur parle de 2 morts, un citoyen et un policier. Là l’affaire devient grave et malgré une prégnante fatigue, je décide de prendre le correspondant d’El Khabar et d’aller voir ce qui se passe. J’informe la rédaction d’El Watan…qui ne dit rien…
A 14h55 nous sommes à l’entrée du village. Nos premières barricades sont là à l’entrée. Séquences photos lorsqu’un citoyen nous interpelle…il voulait sans doute s’assurer de notre identité. Je lui réplique que nous savons ce que nous devons faire, lui me dit qu’il craint que nous soyons mal accueillis car les manifestants sont à bout de nerf et que ça risque de mal tourner pour nous. Moins de 100 m plus loin, un jeune prend déjà à partie mon collègue, je range mon appareil photo et j’attends la suite. Les nerfs sont à fleur de peau, ils ne veulent plus de journalistes, tous des menteurs qui ne montrent pas notre détresse et qui ne relayent pas nos demandes…tout y passe jusqu’à l’accusation de corruption quoi fuse sans ménagements. Ils accusent nommément notre collègue d’En Nahar de les avoir trompé…de ne pas avoir diffusé les images filmées l’avant-veille et d’avoir été soudoyé, rien que ça ! Puis un jeune au regard décidé, le visage complètement recouvert de suie, tient à faire une déclaration. J’actionne la manette, demande aux présents de le laisser parler et il entame un discours parfaitement rodé… deux leader veulent nous accompagner à l’épicentre de la manifestation…sur tout le trajet – 800 mètres-  les rues sont jonchées d’obstacles et de cailloux.

 Selon des témoignages concordants, bien avant le lever du jour, des éléments de la brigade antiémeutes seraient intervenus pour déloger les habitants qui campaient devant le portail de la daïra. Très vite, les bras de fer est engagé. Mais c’est vers le milieu de la matinée que les forces de l’ordre ont chargé les manifestants dont le nombre grandissait à vue d’œil. Aux tirs des grenades lacrymogènes, répondaient les coups de feu de carabine 12 mm. Des balles à blanc qui entraineront une certaine confusion chez les manifestants, dont certains craignaient un usage de balles réelles. Les douilles retrouvées sur place par nos soins infirment cette version. Toutefois, peu avant midi, alors que les affrontements atteignaient leur apogée, on signale une dizaine de blessés, dont trois graves. Des parents signalent l’éborgnage d’une jeune manifestant, tandis qu’un autre aurait été amputé de la jambe. Selon plusieurs témoins, il aurait été écrasé par un véhicule des forces de l’ordre. Alors que des milliers de manifestants de tous âges continuaient d’affluer vers le lieu des affrontements, les forces de l’ordre parviendront à interpeller 25 manifestants. 

Le siège de la daïra qui fait face au commissariat de police est très vite investi par les manifestants qui brulent deux véhicules de services et qui saccagent sans ménagement les locaux administratifs. Un autre groupe s’attaque alors au logement du chef de daïra qui a réussi à évacuer sa famille comme par miracle. Cette dernière était restée enfermée durant les trois premiers jours de l’émeute. Partout, on note des amoncellements de documents administratifs, de mobiliers et de matelas et autres coussins et couvertures. A l’intérieur, alors que nous montons les escaliers pour parvenir à l’appartement d’astreinte du chef de daïra, nous croisons des manifestants déambulant dans un désordre et emportant qui une couverture, qui une chaise capitonnée, qui un bibelot qu’un jeune manifestant brandis comme un trophée. Alors que de la fumée empeste l’atmosphère, qui devient très vite irrespirable, d’autres manifestants investissent les lieux, la plupart porte un bandeau qui cache leur visages.

Il voulait en faire un douar, nous en avons fait un désert !
 Nombreux sont ceux qui arborent des bouteilles de vinaigre, sensé amoindrir les effets des grenades lacrymogènes dont des centaines de douilles jonchent le sol. Sur la grande rue qui mène à la daïra, des manifestants décidés sont assis ostentatoirement à quelques mètres des brigades anti émeutes. D’autres ont installés en pleine rue les fauteuils de la salle d’attente, barrant ainsi la rue. La nuit qui s’annonce ne présage rien de bon. Car manifestement, le dialogue auquel n’ont cessé d’appeler les manifestants, dont les portes paroles clament haut et fort que leurs protesta était pacifique, s’éloigne chaque instant. Tous parlent d’une provocation de la part des forces de l’ordre. Tous maintiennent leur revendication principale qui est le  départ du chef de daïra et la constitution d’une commission d’enquête ministérielle. Sur le chemin du retour, nous croisons pas moins de 12 véhicules des forces anti émeutes ramenées depuis Sidi Bel Abbès afin de prêter main forte à celle déjà sur place. La nuit risque d’être très agitée dans cette coquette cité balnéaire, dont les rues sont jonchées de pavés et de pierres ramenées par tracteurs depuis la campagne voisine. A chaque anfractuosité, derrière chaque mur, des manifestants scrutent le moindre de mes gestes, mon collègue Madani d’El Khabar s’est noyé dans la foule. Avec mon guide, qui pour une fois ne s’appelle pas « Nathalie » je fais le tour de l’immense bâtisse de la daïra. Dans les couloirs, je croise des jeunes et des adultes emportant tout ce qui peut l’être. Ils m’accueillent souvent avec des cris de victoire et n’existent même plus à braver la caméra comme si le fait d’être en groupe leur offrait une garantie. Leur butin de guerre dont ils sont le plus fiers sont incontestablement les deux carcasses de voiture dont seul le méatl a résister à la furie des flammes. 

Sur les murs, des climatiseurs dégagent une fumée noire. Dans le salon du chef, plus d’une dizaine de jeunes se servent avec une réelle délectation. Tous parlent de victoire. L’épaisse fumée des lambris qui brulent me prend à la gorge. Mon guide n’a de cesse de répéter à ses compagnons de ne rien craindre et de me laisser tout filmer. Pourtant, dehors, face au commissariat qu’une double haie de policiers anti émeute protège, un homme, la quarantaine me demande de montrer mon badge. Moment d’une très forte tension, car je ne porte de badge de presse que durant les visites présidentielles. Je réplique que n’étant pas une autorité, il n’a pas à me demander le badge. Je suis une autorité me réplique –t-il avec assurance. Oui  mais tu n’as pas de drapeaux lui dis-je ! Si j’ai un drapeau et il me montre l’emblème encore accroché au mat de la daïra ! Je lui dis que nous avons le même drapeau mais que j’écris en Français et que lui ne lis que l’Arabe ! Il éclate de rire et me laisse partir. J’ai eu très chaud. Le mot de la fin : un homme d’un âge certains s’approche de moi, il veut parler et se lance dans un long réquisitoire contre le chef de daïra puis en guise de conclusion il dit ceci : « lui voulait en faire un douar…nous en avons fait un désert !


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