par Kamel Daoud
La jeune Ayat EL Ghermazi est (était) âgée de 20 ans. Elle écrivait de la poésie et elle est morte après avoir été violée par une dizaine de soldats. Où ? Au Bahreïn. Dans ce pays, la répression des manifestations a été sanguinaire, féroce, inhumaine. Les manifestants y sont condamnés à mort, poursuivis jusque dans les hôpitaux, surveillés et stigmatisés. Les médecins qui soignent les blessés ont été arrêtés, « disparus », radiés. Pour sauver sa monarchie, le roi de l'île a usé du pire : d'abord coller aux Bahreïnis en colère l'étiquette de mouvement chiite manipulé par l'Iran, les confessionaliser, puis les frapper avec une armée importée, « le bouclier de la péninsule », mercenaires saoudiens venus au secours pour stopper l'effet domino dans la région. Les monarchies se devaient, en effet, d'être solidaires contre leurs peuples de crainte de subir les révolutions qui secouaient les « républiques » arabes. Personne n'a été dupe, mais le monde se tait, par complicité de crime...utile. Sauf que la stratégie de la famille régnante au Bahreïn ne se limite pas à frapper, torturer, importer des soldats pour sous-traiter la violence et jouer sur les images et les « dialogues ». Elle s'étend aujourd'hui au marketing international. Matchs en Palestine, promesse de festival et largesses. Dans ce cadre, Yasmina Khadra, l'écrivain algérien, vient de révéler qu'il va être destinataire du prix littéraire du ministère de la Culture Bahreïni. Dans un entretien accordé à notre confrère « Liberté », il parle de la récente distinction par l'Académie française qui honore les lettres algériennes et qu'il qualifie par une phrase étrange et d'une abyssale psychologie : « L'Académie française me rétablit dans mon intégrité d'homme et de romancier ». On aura compris pour l'œuvre, mais « l'intégrité d'homme » restera un mystère.
Le sujet de la chronique n'est pas celui-là cependant. Le chroniqueur est de ce qui ont connu cet homme et qui en admire l'autodidacte infatigable, le don féroce et tenace, la capacité à tenir face à l'adversité médiocre et le talent immense pour donner vie à des mondes entiers et des âmes imaginaires. Il en a croisé l'œuvre et le chemin et « le sel ». Il en garde du plaisir pour les livres et un peu d'un malaise montant pour l'homme. Dans les couloirs du pays, le caractère de Yasmina Khadra passe mal en effet. On s'amuse un peu de sa mégalomanie mal contenue et de son personnage un peu étonnant : procès permanent de la France mais choix d'y vivre, critique épisodique du « système algérien » mais choix de le représenter et d'en être salarié etc. Les détracteurs de l'homme qui ne lui pardonnent pas, certains son talent, d'autres sa défection au modèle de l'écrivain algérien engagé et du côté du peuple, sont nombreux mais restent polis. Yasmina Khadra a fait de son sport de réponse « aux ennemis », une constante dans ses sorties publiques et a fini par un peu agacer sans qu'on ose le lui dire en face. Beaucoup préférant ainsi parler de son œuvre et se souvenir de ses écrits, pas de ses paroles. C'est un tout et il faut pardonner à l'homme les caprices de son talent.
Pour cette fois cependant, et malgré le risque de provoquer une susceptibilité devenue légendaire, il s'agit de dire une déception et une colère. Lire ce grand romancier défendre le Bahreïn d'un Roi comme un dépliant de touriste est scandaleux. Le chroniqueur fera donc fi d'une sorte de politesse, pour dénoncer un scandale : ce prix offert à Khadra par les Al Khalifa, n'en déplaise à celui qui tente de voir dans la révolution des Bahreïnis « un effet collatéral », sera donné par une main qui a tué, qui a torturé et qui emprisonne. Se faire l'avocat du roi en qualifiant les opposants d'intégristes est une méconnaissance, sinon une simplification calculée de ce qui se passe dans ce pays. Il ne s'agit pas d'un prix mais d'un argent sale, destiné à payer une nouvelle image de la monarchie et s'assurer des fréquentations qui feront oublier le sang et les crimes et la terreur qui y règne encore. Car malgré ses analyses tièdement favorables, on sent encore chez Yasmina Khadra ce malaise face au « populaire » des révolutions arabes. Chez nous, en Algérie, et le chroniqueur le sait de famille, la distinction entre militaire « Gens de l'Etat » et le civil est « historique ». D'ailleurs, on ne dit pas « civil »/madani, mais « châabi », c'est-à-dire populeux, populaire, plébéien presque. Cette géographie mentale, Khadra en est encore victime apparemment dans son malaise face à ce qui se passe dans le monde arabe, son excès de prudence et sa façon de tenir le bâton par le milieu. Sauf que dans le cas du Prix bahreïni, la limite est dépassée et le chroniqueur ne peut qu'en parler, par déception, par « amitié » et par colère. Voir un talent immense se gâcher par des complicités de crime ne peut que provoquer la colère. Comment cet homme qui a le don d'une formidable intuition du réel peut-il être aussi naïf ? Qui espère-t-il convaincre à propos de ce prix, sauf lui-même ? La défense de la Monarchie que Khadra a longuement développée dans le journal « Liberté », est scandaleuse, immorale et d'un simplissime qui étonne. La quête d'un nouveau marché ne justifie pas que l'on marche sur des cadavres, même pour les quelques heures d'un repas avec les Al Khalifa. Pourquoi cet écrivain immense qui a le monde, se vend-il pour sauver la monarchie d'une île ? On ne sait pas. Restera seulement une évidence : les personnages de Khadra ont ce formidable souci de la vérité et de la responsabilité des actes que lui n'a pas souvent. Et qu'on n'aille pas voir dans ce cri une preuve des jalousies horizontales des Algériens et des Oranais. C'est un cri du coeur et une colère. C'est une indignation.
Ayat a été violée et tuée au Bahreïn pour un Poème, Khadra y va pour un prix.
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