mardi 24 avril 2012

Une vraie alternative pour le 10 mai



LA NATION Numéro 48 Edition du 17 au 23 Avril 2012

Entretien avec Mustapha Bouchachi, président de la LADDH

Le régime a fabriqué des hommes et des femmes qui ne croient pas à la souveraineté de la loi

Ahmed Selmane_Mardi 7 Février 2012

Mustapha Bouchachi, président de la Ligue Algérienne de défense des droits de l’homme dresse dans cet entretien une autopsie saisissante du système judiciaire et de ses acteurs révélatrice d’une régression générale. Cet homme qui ne croit pas que le changement par la violence soit nécessaire souligne que l’Algérie fait l’objet d’une entreprise de destruction des consciences d’une extrême gravité. Il appelle les élites à sortir de leur silence… De leur connivence…




La Nation – Comment expliquez-vous la tendance de plus en plus forte au sein de la société à résoudre les problèmes à travers les institutions sociales traditionnelles ? N’est-ce pas un indice de l’aggravation de la crise de confiance à l’égard de l’appareil judiciaire ?
 
Le métier d’avocat et la magistrature sont à l’image de la société. Ce système est corrompu et la plupart des institutions sont sans crédibilité ; et cela ne se limite pas aux seules institutions de l’Etat. Je crois que le plus grave et le plus dangereux est qu’il existe un plan pour détruire la nation dans sa conscience même. Mes fonctions d’enseignant et d’avocat me permettent de constater que la corruption est générale. La question qui se pose est la suivante : est-ce une corruption programmée ou est-elle spontanée ? Je ne crois pas à cette dernière éventualité car nous sommes face à un Etat et à un régime qui disposent de tous les laboratoires. Il est difficile de croire que ce qui se passe se limite à des simples erreurs de gestion. Il y a au contraire une entreprise de destruction des institutions de l’Etat et en même temps un anéantissement de la conscience chez les gens de ce pays. Cela concerne toutes les institutions de l’Etat et toutes les professions.
 
Mais quel serait le but d’une telle entreprise de destruction ?
 
C’est une question légitime et nous devons la poser et l’examiner. Ceux qui planifient la destruction, le font-ils pour leur profit ou pour le profit d’autres ? C’est une question à laquelle je ne suis pas en mesure de répondre car je ne connais pas les centres de prise de décision et on ne peut les personnifier et les évaluer ; mais ce qui est certain est que la destruction de l’université, de la magistrature, de la profession d’avocat et d’autres institutions n’est pas une opération spontanée mais planifiée.
 
Ne pensez-vous pas que ce qui se passe aujourd’hui dans la région arabe avec les appels de certaines élites et de certaines catégories de la population à demander une intervention de l’occident contre les régimes est un effet de cette destruction que vous évoquez ?
 
Il y a des régimes dictatoriaux dans la région qui œuvrent à assurer leur pérennité mais en même temps il existe des dictatures qui ont une certaine vision. Ce sont bien des dictatures mais elles veulent créer des institutions et développer la société afin d’entrer dans l’histoire sous cet aspect.
 
Quelles sont ces dictatures ayant une certaine culture de l’Etat ?
 
En Tunisie, malgré la dictature et la corruption, le régime a essayé de s’inscrire dans l’histoire à travers certains projets, en Algérie la dictature est sans programme, elle est sans but ; c’est une dictature sans vision, une dictature qui gère le pays au jour le jour ; une dictature où le régime entreprend de détruire les cadres compétents et à les éloigner des centres de décisions économiques, culturels et sociaux. Le régime n’est même pas en mesure de travailler pour lui-même, c’est une situation qui laisse perplexe. Je ne pense pas que les hauts responsables eux-mêmes soient en mesure d’être fiers même vis-à-vis de leurs enfants de ce qui se passe en Algérie. Aussi je dis que les régimes arabes ont des similitudes mais le régime algérien est le plus sordide dans le domaine de la destruction de la conscience de la nation et des institutions. 
 
Le paradoxe est que l’Algérie est un pays d’une grande révolution. Comment est-on arrivé jusqu’à la destruction de la conscience de la nation et des institutions ?
 
La réponse à cette question nous amène à soulever des interrogations. Détruit-on cette nation ? Détruit-on cet héritage révolutionnaire au profit de tiers ? Et qui sont ces tiers ? Voilà de grands points d’interrogations. Mais je ne peux pas spéculer et dire que le régime politique sert tel ou tel Etat. La seule chose certaine est qu’il existe un plan pour détruire la nation dans ses institutions et dans sa conscience. 
Le résultat que l’on voit est cette tendance forte à l’égoïsme, à l’individualisme ; il n’existe pas au sein de la société de lutte pour les principes, pour l’Etat de droit, pour la justice et la liberté. Il y a des luttes sociales pour des revendications matérielles pour un secteur ou pour une catégorie. Cela vaut également pour la profession d’avocat qui en tant qu’institution de défense doit normalement mettre fin à une situation où le pouvoir judiciaire est entre les mains d’un régime. Dans cette profession, au cours de la dernière décennie, on ne s’est pas insurgé quand des affaires de torture ont été posées, quand des citoyens ont été tués dans des prisons, quand les tribunaux spéciaux ont été mis en place. Durant toute cette période, cette profession a été absente mais elle s’est subitement manifestée quand a été soumise la loi régissant la profession d’avocat. Soyons clairs, les revendications des avocats sont légitimes  mais leur acceptation de la situation qui a prévalue, leur acceptation de se transformer en pur décor, sont des indices de situation de destruction des consciences.
 
Mais l’Algérie a perdu durant les deux décennies les catégories sociales – médecins, professeurs et autres intellectuels – qui pouvaient réellement soulever les questions des libertés et des droits collectifs. N’est-ce pas cet exil massif qui explique que cette revendication est entravée. Les questions des libertés peuvent-elles aujourd’hui être prises en charge d’un point de vue plus large 
 
Il est certain que l’hémorragie qu’a connue la classe moyenne a eu une incidence négative sur le parcours des luttes. Mais cela est insuffisant pour expliquer la situation. Prenons l’exemple du Pakistan qui subit ce qu’on appelle le terrorisme. Quand le régime a commencé à porter atteinte aux droits de l’homme et a eu recours à la torture, le pouvoir judiciaire incarné par le président de la Cour suprême a convoqué le premier responsable de la sécurité au Pakistan qui avait le grade de général. Une situation qui avait poussé le président du Pakistan à le démettre et à mettre fin à ses fonctions. Les avocats sont alors sortis dans des manifestations et ont exercé des pressions sur le président jusqu’à le pousser à la démission. Ce sont des magistrats et des avocats du Pakistan… La même situation prévaut en Algérie mais je ne connais pas un seul juge qui a la capacité ou le courage moral de convoquer un responsable, sécuritaire ou non sécuritaire. Au cours des deux dernières semaines, dans le cadre du procès des cadres de la sûreté nationale parmi lesquels se trouve M.Oultache, les avocats ont demandé un document établi par l’administration de la sûreté nationale soulignant la légalité des contrats conclus. Il n’aurait pas été honteux si le juge demande le document et que l’administration de la sûreté nationale refuse de le transmettre. Mais le plus grave est que le juge qui est tenu par la Constitution, laquelle souligne qu’il n’est soumis qu’à la loi et à sa conscience, n’a pas osé demander ce document ! Ce juge algérien pourra-t-il convoquer un général alors qu’il n’a même pas osé demander un document…. ?
 
Pourquoi les magistrats algériens sont si timorés, selon vous ?
 
Pour la simple raison que les appareils sécuritaires sont au-dessus des institutions et que la magistrature en Algérie est une fonction. Le juge ressent qu’il est un fonctionnaire révocable à tout moment et qu’il est sans protection. Il peut être mis fin à ses fonctions par un simple fax. Aussi n’ose-t-il pas convoquer un responsable d’une institution. Peut-être qu’on ne lui a pas demandé de ne pas le faire, mais il ne le fait de lui-même, par peur… Le ministère de la justice n’a plus besoin de faire usage du téléphone pour demander aux juges ce qu’ils doivent faire. Ces juges connaissent les tendances du régime. Et la tendance en vigueur est que plus vous êtes durs et plus vous êtes en phase avec le régime. Et plus vous êtes en phase et moins vous avez de craintes pour votre carrière professionnelle. Et plus vous cherchez à appliquer la loi et à agir selon la conscience, plus vous avez des raisons d’avoir peur pour votre carrière. C’est ainsi que naît une autocensure…
 
Ce sont ces juges qui superviseront les prochaines élections !
 
Une journaliste m’a dit que le ministre (de la justice) défiait quiconque de lui citer un seul exemple d’une ingérence du ministère dans le travail des juges. Je lui ai répondu : j’aurais souhaité que le ministre prenne quotidiennement son téléphone pour parler aux juges afin qu’il leur dise que telle ou telle affaire a un lien avec l’image de l’Etat et de ses intérêts et qu’ils doivent veiller à appliquer la loi afin que les Algériens ne soient pas ridiculisés. Le problème est qu’ils ont poussé les magistrats à s’adapter et à se normaliser et à suivre le régime sans qu’il ait besoin de le leur demander. Prenons l’exemple des évènements de janvier 2011. En une semaine, il y a eu des centaines de jeunes arrêtés, 1200 jeunes ont été poursuivis et 600 ont été condamnés et emprisonnés pour l’accusation d’avoir commis des infractions d’incendie, de destruction…. Une semaine plus tard, tous les détenus, de Bir Al Ater à Maghnia ont été élargis. L’affaire ne concernait pas un seul tribunal mais tous les tribunaux et cela est affligeant. Du point de vue social, nous avons accueilli de manière positive l’amélioration des rémunérations des juges. 
On se disait qu’ils ont ainsi les moyens de ne pas se soumettre aux pressions du pouvoir exécutif, mais rien de tel n’est arrivé car nous ne sommes pas dans un Etat de droit.  Quand le ministre de l’intérieur clame qu’il n’agréera pas des partis, on donne une idée de la manière dans les affaires publiques sont gérées. Et on fabrique des hommes et des femmes qui ne croient pas à l’idée de la loi. Je vous cite un exemple que peu osent évoquer. Je reçois, en tant que président de la Laddh, des lettres d’algériens qui ont quitté l’Algérie en 1966 et qui sont accusés d’être des harkis. Ils me disent qu’ils sont interdits de passeport et interdit de se rendre en Algérie. On leur dit qu’ils sont sur une « liste noire ». La question qui se pose est : qui a établi cette liste noire ? Et qu’elle est la place de la loi dans cela ? Existe-t-il un droit de recours contre cette liste ? Dans un Etat de droit, on doit connaître l’institution qui a établi cette liste et sur quelle base et si ceux dont le nom est cité ont un droit de recours. Il n’existe aucune institution qui peut corriger cette situation. Il est incroyable que la loi soit si peu présente à ce point ! C’est ce qui démontre bien qu’il y a une destruction de la conscience morale et professionnelle. Et du moment que nous parlons de la supervision des élections par les juges, je vous rappelle que cela n’a rien de nouveau. Je vous donne un exemple. Un confrère avocat dans une des wilayas du pays a présenté une liste électorale pour les élections. La liste a été rejetée par la Wilaya. L’avocat fait un recours devant le tribunal administratif. La wilaya a présenté le dossier des services de sécurité au tribunal administratif. La loi oblige qu’une copie soit donnée à la partie adverse mais le juge a refusé de le faire sous le prétexte que le dossier comporte des enquêtes sécuritaires. L’avocat qui aurait dû se retirer ne l’a pas fait. Il est arrivé à l’idée que l’Etat est au-dessus de la loi. Et c’est une idée qui s’est ancrée dans la société.

On a donc créé une sacralisation des rapports des services de sécurité ?
 
De fait, car ces rapports sont pris en haute considération par l’appareil judiciaire. Je vous cite le cas d’une affaire de douaniers. Quand des accusés viennent devant le juge et disent qu’ils ont fait des déclarations sous la torture qui a été pratiquée contre eux par les services de sécurité, normalement le procureur de la République ouvre une enquête sur ces accusations. D’autant que l’Algérie a ratifié les accords internationaux contre la torture. Il n’en est rien.
 
Cela signifie que la justice n’a pas de sens et que les rapports sécuritaires sont essentiels.
 
C’est juste. Le danger est que nous tous, citoyens ou professionnels du secteur de la justice, nous en arrivons à banaliser la torture
 
Les victimes elles-mêmes ont tendance à penser que ce qui leur arrive est normal ?
 
Je ne fais pas de reproche au citoyen ordinaire. Le plus grave est la situation de démission collective des avocats, journalistes, intellectuels et élites au sens large. La loi ne peut s’appliquer que dans un Etat réellement démocratique où la séparation des pouvoirs est une réalité.
 
Mais dans le cas des affaires de corruption, le problème ne réside-t-il pas aussi dans un problème de spécialisation des juges ?
 
Il y a des juges spécialisés même si leur formation n’est pas parfaite. Mais le problème n’est pas dans la formation. Je pense que la véritable corruption n’arrive pas devant les tribunaux. Dans l’affaire des cadres de la sûreté nationale, le contrat conclu avec la société ABM est bien meilleur que les autres contrats. Mais ceux-ci sont poursuivis, comme d’autres, de manière sélective qui ne convainc ni les juges, ni la défense. Comme vous le savez, les poursuites relèvent du procureur général et du procureur de la République, tous deux sont soumis au pouvoir exécutif. Le plus grand exemple a été l’affaire Khalifa. C’est une seule affaire dans laquelle certains ont été poursuivis et d’autres non. Or les faits se rapportant à ceux qui n’ont pas été poursuivis sont plus graves que ceux pour lesquels les autres ont été poursuivis. Qui donc décide qui doit être poursuivi et qui ne doit pas l’être ? Le régime, le pouvoir exécutif, bien sûr !  Quand le dossier arrive chez le juge, ceux qui ont été désignés par le régime sont poursuivis, ceux qui ont été exclus des poursuites par lui ne le sont pas. L’odeur de la politique et de règlement de comptes domine à l’ombre de cette gestion sélective. En outre, la loi anticorruption qui a été promulguée encourage la corruption. Je vous donne un exemple. Un tribunal à Alger a condamné une dame travaillant dans le service des impôts à deux ans de prison ferme pour avoir dilapidé 1400 dinars. A l’opposé, il y a quelques jours un autre tribunal a condamné à trois ans de prison ferme une personne accusée d’avoir détournée 60 milliards de centimes ! Pourquoi ? Parce que la loi met sur le même pied d’égalité celui qui vole un dinar et celui qui vole tout un pays ! Ceux qui pillent un pays sont ceux qui sont à des postes de haute responsabilité et après ce pillage, la pire des sanctions est de 10 ans de prison. Le résultat est que la corruption est encouragée puisque que voler un téléphone portable et voler 100 millions d’euros revient au même ! La législation a donc été mise en place avec une intention malsaine et non pour lutter contre la corruption. Notre grand problème est que nous avons démissionné ! Nous avons acquis la conviction que nous ne pouvons rien faire et c’est une erreur. Les luttes menées par les gens le sont, souvent, pour des calculs mesquins… Je milite pour devenir député, pour obtenir ceci ou cela… Même dans le langage social on dit un « tel règle » les affaires, un tel est une « charika guadra »….  Au plan social, ceux qui sont honnêtes sont à la marge.
 
Comment un juge qui est censé assurer la protection du citoyen par la loi peut-il le faire alors qu’il n’a aucune garantie professionnelle et qu’il est révocable à tout moment. Comment la loi peut-elle régner dans tel pays ?
 
Au cours des 20 dernières années, on a connu un véritable problème de formation qui a nui à la classe moyenne et aux intellectuels. Les universités ne sont plus un lieu de réflexion et de luttes, mais des centres de formation professionnelle. Quand le titulaire d’une licence en psychologie, en sociologie ou en droit aborde les choses avec la même logique de celui qui est sans instruction, il y a un problème. La seule différence est que celui qui a un diplôme connaît des articles de lois, mais cela en fait un technicien, pas un universitaire. Le mal est profond. Au moment des évènements de janvier 2011, j’ai adressé une lettre au bâtonnier national dans laquelle je faisais valoir que les jeunes poursuivis sont des pauvres qui n’ont pas pu exprimer leurs préoccupations de manière pacifique et qu’ils sont des victimes d’un régime autoritaire. J’ai appelé à ce que le syndicat constitue des groupes d’avocats pour les défendre. Le bâtonnier ne m’a pas répondu. Il a déclaré cependant à la presse : « nous on ne se mêle pas de politique ». Une attitude qui est tout le contraire de ce qui s’est passé après les évènements d’octobre 1988. Le syndicat des avocats s’était constitué au niveau national pour défendre toutes les victimes. Il y a une régression grave dans les professions juridiques, dans les universités et ailleurs.
 
Le changement est-il possible en Algérie ?
 
Il est possible ! Mais les élites doivent sortir de leur silence. Quand le président décide quatre mois avant l’élection de changer la constitution sans que les enseignants universitaires, les professeurs de droit et de sciences politiques, ne bougent pour dire que cela ne se fait pas, cela nous donne une idée de l’état de démission collective de la classe instruite dans ce pays.
 
Existe-t-il une possibilité de changement de régime ou bien ce changement va être reporté et ne viendra que de manière violente ?
 
Je crois en la mort naturelle d’un régime corrompu. J’aurais souhaité que ceux qui sont en charge de la gestion de ce régime permettent sa mort naturelle et aillent vers un transfert pacifique du pouvoir. Malheureusement, les indices vont dans le sens contraire. Je pense que les lois qui ont été adoptées et les partis qui ont été agréés confirment que le régime est dans une stratégie d’autoperpétuation. C’est grave pour le pays. C’est même dangereux pour eux peut-être… Car si le changement pacifique n’a pas lieu, l’explosion viendra. Et si l’explosion a lieu, cela veut dire de la violence et des destructions. J’ai la conviction que tous les changements violents ne mènent pas nécessairement à la démocratie. Ceux qui disposent de la légitimité des armes se donnent la légitimité… et notre expérience depuis l’indépendance pourrait se répéter. Aussi, j’espère qu’ils penseront à leurs propres enfants et auront peur pour leur avenir.

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